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samedi 28 janvier 2012

Les deux mille pas de l'esclavage

Le processus d’accroissement spirituel par extases et oublis post-extatiques est peut-être à l’origine de l’adjuration assez perturbante du sermon sur la montagne, cette sinaïtique néo-testamentaire qui donne une signalétique morale extralégislative aux chrétiens, de ne pas refuser deux mille pas à celui qui nous demande cavalièrement d’en faire mille avec lui. Il y a toujours divers degrés de lecture de ces paroles prononcées sur son promontoire par le christ, devant l’auditoire étonné de Ses premiers aspirants disciples qui venaient l’écouter en curieux. L’injonction de « tendre l’autre joue » peut être lue comme une façon de désarmer son adversaire, et c’est un peu ce qui ressort de la manière dont le christ la met Lui-même en œuvre au moment crucial de sa Passion. Quant à cette injonction des deux mille pas, j’y ai longtemps vu une justification, voire une quasi incitation à l’esclavage. Il y a de ça, dans la mesure où s’ouvrir à dieu en mystique, c’est être l’esclave de ses extases, pour être marqué des révélations qu’on y aura reçues, jusqu’à ne vivre qu’en fonction de ses oublis. Il y a une très grande différence, spirituellement parlant, entre l’omission et l’oubli. L’omission entretient la médiocrité pécheresse qui est l’état coutumier couvant le mal, tandis qu’il y a une Grâce du saint Oubli, selon saint-Jean de la croix. Faire deux mille pas avec celui qui ne nous en demande que mille, c’est prendre en compte qu’à travers l’oubli, on reviendra aux mille pas demandés après avoir fait trois mille pas en fait d’en avoir consenti deux mille : car aux deux mille qu’on aura faits, il faut ajouter les mille pas qui auront résulté de l’oubli, du réveil de l’extase, de sa banalisation dans la vie réelle en vue de l’intégration des découverttes faites en elle, dans l’hors de soi, dans le retour à ses routines, où l’on ne revient pas le même que l’on était parti avec le Maître du Départ, du dépassement et du mystère. Car il y a bel et bien un esclavage dans cette acceptation des deux mille pas. Cet esclavage, on l’aurait qualifié sommairement si on le bornait à être la réponse du disciple à son maître, selon qu’il nous faudrait toujours un maître d’après les enchanteurs ésotériques, lequel « maître arrive » »quand le discipl est prêt ». Le christ nous a pourtant expressément interdit de conférer à quiconque la titulature magistérielle, interdiction que nous enfreignons à plaisir, tant nous aimons donner des titres, mais aussi parce qu’il est vrai que c’est parfois par le truchement d’un maître bien réel que nous nous esclavageons et escrimons, sabre au clair, à faire ces « deux mille pas qui coûtent » plutôt que de rester allongés sur le sable, abandonnés au « far niente » d’un demi sommeil qui ne bâtit rien, pas même une maison quifinira par s’écrouler. Mais, si cet interdit existe, de donner du « maître » à qui n’est qu’un homme et un truchement, c’est que la sujétion n’est pas le but, l’esclavage n’est qu’une étape, le disciple n’est pas un poursuivant, et c’est encore moins un suiveur : le disciple est quelqu’un qui en fait trop pour recevoir en pleine face les marques de l’amour transformant, par lequel il ne sait pas qu’il est marqué, quand il revient à lui. Car lui-même n’est pas plus un but de retour que l’esclavage n’est un danger ni un enjeu. Lui-même n’est aussi qu’une étape, en termes d’auto-suffisance. Le « moi « est fait pour s’oublier, mais il ne peut le faire lui-même. Le « moi » est fait pour s’oublier en vue d’une ouverture au large, d’une disponibilité à l’autre. L’esclavage comme les extases ne sont que les étapes en vue de cet élargissement.

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