Pages

vendredi 30 décembre 2022

Philon d'Alexandrie et la lecture allégorique

En lisant Emmanuel Carrère, je découvre la figure de Philon d'Alexandrie, que je ne connaissais que de nom, et qui est un précurseur de notre "lecture allégorique" de la Bible. Philon propose une lecture qui intériorise le littéralisme ou le fondamentalisme de l'épopée du "peuple élu" en chemin personnel, capable de donner naissance

à ce que Philippe Dautey appellera "le chemin de l'homme selon la Bible", un itinéraire psychologique idéal, une anthropologie biblique. (Une révolution apparentée a lieu dans l'islam, qui va du "petit djihad" au "grand djihad", le combat spirituel contre soi-même.

Voici ce qu'Emmanuel Carrère dit de Philon d'Alexandrie dans "le Royaume":

"Il y avait à Alexandrie un rabbin très célèbre appelé Philon, qui avait pour spécialité de lire les Écritures de son peuple à la lumière de Platon et d'en faire une épopée philosophique. Au lieu de s'imaginer, d'après le premier chapitre de la Genèse, un dieu barbu, allant et venant dans un jardin et qui aurait créé l'univers en six jours, Philon disait que le nombre six symbolisait la perfection et que ce n'est pas pour rien si, contre toute logique apparente, il y a dans ce même livre deux récits de la Création, contradictoires: le premier raconte la naissance du Logos, le second le modelage de l'univers matériel par le démiurge, dont parle aussi le Timée de Platon. La cruelle histoire de Caïn et d'Abel l'éternel conflit entre l'amour de soi et l'amour de Dieu.

Quant à la tumultueuse liaison d'Israël et de son Dieu, elle se transposait sur le plan intime entre l'âme de chacun et le principe divin. Exilée en Égypte, l'âme se languissait. Conduite par Moïse au désert, elle apprenait la soif, la patience, le découragement, l'extase. Et quand elle arrivait en vue de la terre promise, il lui fallait batailler contre les tribus qui s'y étaient installées et les massacrer sauvagement. Ces tribus, d'après Philon, n'étaient pas de vraies tribus, mais les passions mauvaises que l'âme devait dompter.

De même, quand Abraham, voyageant avec sa femme Sarah, est hébergé par des témoins patibulaires et, pour n'avoir pas d'ennuis avec eux, leur propose de coucher avec Sarah, Philon ne mettait pas ce macrotage sur le compte des moeurs rugueuses d'antan ou du désert, non, il disait que Sarah était le symbole de la vertu et qu'il était très beau de la part d'Abraham de ne pas se la garder pour lui tout seul.

Cette méthode de lecture que les rhétoriciens nommaient allégorie, Philon préférait l'appeler tropein, qui veut dire "passage, migration, exode", car s'il était persévérant et pur, l'esprit du lecteur en sortait modifié. Il appartenait à chacun de réaliser son propre exode spirituel, de la chair à l'esprit, des ténèbres du monde physique à l'espace lumineux du Logos, de l'esclavage en Égypte à la liberté en Canan.

Philon est mort très vieux, quinze ans après Jésus dont il n'a certainement jamais entendu le nom et cinq ans avant que Luc ne rencontre Paul sur le port de Troas. Est-ce que Luc l'a lu? Je n'en sais rien, mais je pense qu'il connaissait du judaïsme une version fortement hellénisée, tendant à transposer l'histoire de ce peuple exotique, à peine situé sur la carte, en termes accessibles à l'idéal grec de sagesse."

La sagesse a intéressé toutes les époques douées de raison, même si le même Emmanuel Carrère notera avec malice que saint Paul a joué de paradoxes pour dire que Dieu la méprisait, comme Lutherqualifiera la raison de "putain du diable". C'est que saint Paul a, dans une extase, rencontré Quelqu'un qui L'a transformé en Lui. Une telle transformation n'est pas donnée à tout le monde. Nous qui, en bons matérialistes, vivons dans une époque psychologique, ne voulons pas nous transformer en l'Autre. Au mieux espérons-nous que la psychologie nous libérera des schémas répétitifs en raison desquels notre vie s'enlise dans des ornières. Mais nous en attendons plus simplement en général qu'elle facilite notre connaissance de nous-mêmes. Nous n'attendons pas de la psychologie qu'elle nous transforme en quelqu'un d'autre, ni même qu'elle ne livre les voies de l'imitation dont nous nous figurons à tort ou à raison qu'elles nous feraient nous perdre nous-mêmes. Nous n'attendons pas que la psychologie soit en profondeur un itinéraire de transformation.

La lecture allégorique a les clefs des symboles et nous ouvre les voies de la transformation. Elle est une consolation face au désenchantement du monde qui, depuis le siècle des Lumières, nous a fait voir la religion, avec la foi du charbonnier qu'on y apportait, comme une mythologie où il s'agit de convertir les symboles en réalités matériellement acceptables qui restent susceptibles d'animer nos existences.

Ainsi est-il de bon ton de déplorer que la majorité des catholiques ne croie pas en la résurrection des morts ou de Jésus-Christ. J'ai même récemment entendu un prêtre mettre en garde que si nous n'y croyons pas, nous sommes de faux témoins. Les "croyants scientifiques" aimeraient bien que la science apporte les preuves de l'existence de Dieu et le catholicisme bolloréal fait même écrire des livres à cet effet par l'un des frères du milliardaire, comme si l'apologétique n'avait pas jamais convaincu que les convaincus.

La droite catholique qui fait désormais la courte échelle à Michel Onfray après que son "Traité d'athéologie" le lui a beaucoup fait détester, lui opposait avec beaucoup de mauvaise foi Jean-Marie Salamito pour nier que Jésus soit un personnage conceptuel. Or à parler objectivement, l'histoire n'est pas à même de prouver l'existence de Jésus. Elle prouve seulement l'existence des communautés chrétiennes. C'est ce que développe Emmanuel Carrère, qui essaie d'adosser son espérance à son itinéraire de converti ayant perdu la foi. Comme je suis de ceux qu'une telle perte menace, je suis sensible à son effort, et sais gré à la lecture allégorique, qui, aux origines du christianisme, indiquat le sens spirituel des Écritures, d'être une consolation du scepticisme.

Quand bien même Jésus n'existerait que de manière allégorique, Il n'en existerait pas moins pour nous et par nous comme nous existons par Lui et pour Lui. Et sa résurrection aurait une force probatoire: nous pouvons nous "emparer de la force de sa résurrection" (François-Xavier Durwell) pour amener à la lumière ce que nos vies ont d'obscur, non pas comme saint Paul dit qu'au jugement dernier, on revêtira son bonnet d'âne en voyant exposé au grand jour ses mauvaises actions cachées, encore moins pour nous prévaloir de nos turpitudes, mais pour que nos péchés, qui nous font rater notre vie et celle des autres, soient retournés vers la lumière, eux qui ont été commis par notre part d'ombre, qui elle aussi doit connaître ce mouvement de conversion, car "la ténèbre n'est point ténèbre devant Toi, la nuit comme le jour est lumière". 

Emmanuel Carrère et moi

    Si ce n'est d'avoir écouté en m'assoupissant l'émission "Répliques" dont il éta    it l'invité ce samedi matin (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/v-13-3416240), où se déployait une fois de plus le dialogue complice entre Alain Finkielkraut et lui-même, je ne sais quelle mouche m'a piqué d'écouter seulement cette nuit l'entretien qu'Emmanuel Carrère et vous-même vous êtes mutuellement accordé (https://www.youtube.com/watch?v=zzpC_e4nNgM). Plusieurs choses m'y interpellent :

Vous commencez par presque lui dire qu'a priori, c'était un écrivain mineur dont les livres ne vous intéressaient pas étant donné l'unanimité critique avec laquelle ils sont accueillis et non seulement il n'en prend pas ombrage, mais il veut bien s'en alarmer lui aussi. Cette audace d'interviewer me plaît et me rencontre d'autant plus que moi non plus, je ne sais pas pourquoi les médias et la littérature ont sélectionné Emmanuel Carrère (dont je n'ai encore rien lu, mais dont j'ai regardé quelques adaptations télévisuelles de ses romans, celles de "l'Adversaire" et l'émouvant "D'autres vies que la mienne". Et bien que le mystère de l'écrivain qui s'inspire de faits réels me reste presque entier pour cause d'entrée différée dans son oeuvre (mais j'envisage de lire Le Royaume, Un roman russe et son dernier opus sur le procès des attentats du 13 novembre), Emmanuel Carrère m'attire d'une façon que je n'aurais jamais supposé et que je ne comprends pas.

Dans ses réponses, il vous dit qu'il ne sait pas partir dans l'écriture d'un roman sans avoir "un sujet". En cela il me rappelle mon père dont nous nous moquions allègrement quand il partait dans une de ses tirades contre les artistes (il ne se pardonnait pas d'avoir épousé une artiste peintre, ma mère). Il avait trois choses à prouver:

- "Ceux qui se prétendaient des artistes n'étaient que des artisans." Il prenait le parti de Serge Gainsbourg dans sa querelle avec Guy Béart sur la chanson art majeur ou mineur. Il en voulait à ma mère d'avoir fait croire à ses trois fils (un joaillier accompli et deux écrivains en quête de notoriété ou d'autorité littéraire) qu'ils étaient des artistes.

- "Pour faire un bon écrivain, il faut d'abord avoir un sujet": c'était surtout cette phrase qui provoquait notre hilarité.

- Et en bonus, il nous disait que nous ne réussissions pas parce que nous nous imaginions qu'on peut tout faire tout seul: "On ne peut pas être auteur compositeur interprète, il faut déléguer, offrir ses chansons". Sur ce point, je suis certain qu'il n'avait pas tort. Je pense à telle de mes chansons qui aurait été beaucoup mieux chantée par des voix puissantes, si je les leur avais offert.

Emmanuel Carrère dit que "D'autres vies que la mienne" est le livre de lui qu'il préfère et il nous en dévoile un secret de fabrication: il a recueilli et agencé la parole du mari de la juge dont le livre raconte la maladie et la mort. Cela m'interpelle parce qu'après avoir passé un CAPES de lettres modernes et ne pas m'être vu dans la peau d'un prof, étant trop mauvais acteur ou n'ayant pas assez de présence de scène pour en imposer à des enfants, j'ai suivi une licence professionnelle d'écrivain public à la Sorbonne nouvelle que j'ai dû abandonner, ma compagne étant tombée malade. Mais le métier d'écrivain public est basé sur le recueil exhaustif de la parole de l'autre, infiniment respectée comme toutes les clauses du "Pacte autobiographique" dont parle Philippe Lejeune, l'homonyme du peintre, disciple de Maurice Denis, à qui j'ai fait lire un texte où je faisais dialoguer le regard et le vent.

Cette tentative d'études est sans doute ce que j'ai le mieux aimé faire: on ne dira jamais assez que la transcription est à l'écriture ce que la copie des partitions de ses grands devanciers fut pour J.S. Bach dans l'élaboration de son oeuvre future. La transcription est une appropriation très respectueuse, au plus près de la lettre de celui qui parle. Elle suppose une grande abnégation, car elle refuse de laisser la lettre pour l'esprit, quand bien même croirait-on comprendre ce qu'il dit mieux que le parleur. La parole recueillie est indépassable et doit être cernée au plus près. Autant je n'ai jamais compris la prétention universitaire à embrasser la totalité d'un texte littéraire, autant cet effort de respecter la parole qui n'a pas autorité m'a plu instantanément, et mon esprit aquoiboniste ne lui a jamais demandé de se justifier.

Rédigé par : Julien WEINZAEPFLEN | 27 décembre 2022 à 06:05 

jeudi 15 décembre 2022

L'homonormativité ou le tort de se banaliser

Clément Beaune, Marlène Schiappa ou encore Damien Abad dont on a voulu faire un éphémère ministre de sa minorité avant de se rendre compte qu'il avait tendance à ne pas respecter les minorités voisines, Ce gouvernement regorge de personnalités qui y arrivent avec pour tout bagage une carte d'identité individuelle: "Je suis mon genre, mes origines, mon inclination sexuelle et la minorité à laquelle j'appartiens." Cette fiche de présentation est un des signes les plus patents de notre individualisme contemporain, qui valorise la prétention à se banaliser soi-même au nom du droit à la différence,  qui prétend en réalité faire de la différence une nouvelle norme. 


"Je suis homosexuel et non seulement je ne veux plus qu'on me dise  que mon inclination sexuelle est anti-biologique ou pire, est une déviance psychologique, un trouble de l'évolution sexuelle ou une maladie, mais j'entends arborer  la préférence de mes choix affectifs ou sexuels comme une fierté."


"Je suis femme et j'ai beau appartenir à une minorité qui forme la majorité de l'humanité, je me sens victimisée et j'entends pour apaiser ce sentiment, douloureux que tous les hommes soient femmes et quand j'avance qu'on me fait des avances et que cela me gêne, quand j'affirme qu'on me harcèle, je ne souffre plus que ma parole soit mise en doute."


"Je suis handicapé. J'apporte tellement aux autres, mais les autres ne m'apportent rien. Ce que j'apporte est tellement inestimable que tout le monde devrait devenir handicapé pour apporter autant que moi à la société qui n'a qu'à se plier en quatre pour me satisfaire et me ressembler."


Non seulement on porte aux nues la banalisation de soi et son ambition normative, mais on trouve admirable que les femmes s'occupent en premier lieu de la cause des femmes, les homosexuels des homosexuels et les handicapés des handicapés. On ne voit pas que cette exacerbation individuelle est un vulgaire égoïsme social. On a toujours tort de se banaliser. 

samedi 10 décembre 2022

Cnews, "et les radios en toc

"Cnews et les radios en toc ("Sud radio", même "Europe 1" sous Bolloré) sont des agents de propagande du nouveau "politiquement correct de droite" où tout peut être dit qui ait reçu la bénédiction d'Elisabeth Lévy ou de GW Goldnadel, dont je n'oublie pas qu'il fut le censeur d'Alain Ménargues, évincé de "Radio France" parce que l'avocat sans frontières avait dénoncé son passage sur "Radio Courtoisie" où il fit la promotion de son livre contre "le Mur de Sharon". L'extrême droite a le droit d'être xénophobe à condition de ne pas être antisémite, ont décidé ces nouveaux censeurs, c'est-à-dire à condition de détester ceux que ces juifs considèrent comme des menaces contre les juifs de France, code dont tous ceux qui ont délesté leur xénophobie de l'oukaze antiantisémite font semblant de s'accommoder. Aucune xénophobie ne reçoit mon aval ni celui de ma propre graine de racisme, mais je trouve cet posture accommodante aussi, voire plus hypocrite et dégradante que les "accommodements raisonnables" que Pierre Manent envisageait que la République pourrait négocier avec les musulmans de France, eux au moins ne seraient pas dissimulés.

Ces médias Bolloré-Fiducial pratiquent une inversion du rapport de force dans leur faux pluralisme. Sont intégrés à la brochette d'éditorialistes un ancien patron du service politique de France 2 comme Gérard Leclerc qui ne nous avait jamais fait savoir qu'il était de droite du temps où il refusait des invitations à quelque parti démocratique comme directeur de l'Index public. Je n'aime pas la xénophobie, mais j'aime encore moins la fabrique des parias.

"Sud Radio" est une mauvaise imitation de "RMC" dans la splendeur d'Alain Weil où cet ami du petit patron de presse Robert Lafont (groupe "Entreprendre") avait inventé avec Jean-Jacques Bourdin un concept de "talk show" qui était peut-être un simulacre de démocratie, mais faisait se croiser sur l'agora des chapeaux à plume qui discutaient sur un pied d'égalité avec l'auditeur lambda, se fît-il appeler René, selon la caricature qu'en dressa Nicolas Canteloup. "Causeur" a fait une OPA sur "TVLibertés" et, cerise sur le gâteau, "Radio Courtoisie" se veut une pâle copie de "Sud Radio" d'avant l'éviction de Didier Maïsto dont je n'ai jamais compris les tenants et les aboutissants. André Bercoff est devenu son dieu, on se ramasse comme on peut.

Si on essaie de cerner plus globalement le phénomène, on verra qu'il arrive à ces radios de droite en préfabriqué qui populisent et pulvérisent la droite bourgeoise qui est à la sociologie politique ce que la baguette de tradition est à la boulangerie, ce qui est arrivé aux radios libres. D'abord associatives, le pouvoir socialiste qui se vantait d'avoir libéré la bande FM y permit la pub, ces radios furent rachetées une à une par des grands groupes, et aucun discours n'y fut plus tenu y compris localement. On y cultive un côté faussement transgressif, qui sur les radios libres se limite à ce qu'un réactionnaire appellerait avec dégoût la corruption de la jeunesse (cf. les émissions de libre antenne). Eh bien ces radios en toc travaillent à la corruption de la droite.  

mercredi 7 décembre 2022

La rémission des péchés et l'exception de péché

    

Bruno Retailleau ou la droite bourgeoise

Si j'avais les convictions de la droite républicaine, celle dans laquelle je suis né et que j'ai quittée par populisme viscéral depuis l'enfance (mon père me demandait souvent d'où je tenais mon côté populo), je voterais Bruno Retailleau. 


Pas à cause de ses challengers:  


-Aurélien Pradier, c'est le François Ruffin de la droite. Il a partagé de beaux combats avec le second de la France insoumise, ç'aurait pu être des combats de la droite sociale, mais il les a spectacularisés de manière à jouer toujours à contre-emploi , comme on se demande ce qui motive François Ruffin, depuis son film "Merci Patron": veut-il sauver, réhabiliter ou ridiculiser les Clur? S'intéresse-t-il au sort des femmes de ménage ou les utilise-t-il comme tremplin et comme paillasson pour prendre la France insoumise et être kalif à la place de Jean-Luc Mélenchon? Veut-il faire exploser le système ou lui opposer, en esthète, l'oeil du satiriste? Est-il un camarade de Macron ou un opposant au président de la République? Aurélien Pradier veut repeindre la droite aux couleurs  d'un socialisme philanthropique qui n'a jamais été à son goût.


-Éric Ciotti est la tortue de la fable. Ou pour reprendre les mots de Philippe Bilger, "c'est un faux dur et un homme d'appareil". Personne ne l'avait vu venir quand il décida de porter la voix de sa droite sécuritaire façon Bibi Netanyahou  et pourtant de gouvernement à l'élection présidentielle. Bruno Retailleau aime le tâcler, à présent qu'il promet de rouler pour un autre: "Si j'avais des ambitions présidentielles, je me serais présenté à la primaire come Éric Ciotti." On peut d'ailleurs douter qu'il ne veuille pas se porter candidat à la magistrature suprême après avoir ripoliné son parti, si le lièvre Retailleau parvient à remonter le retard qui le sépare de la tortue Ciotti. La dynamique électorale ne paraît pas être avec lui. Éric Ciotti paraît manquer de subtilité, mais les appréciations qu'il porte sur Emmanuel Macron et que relaye le dernier Davet-Lhomme étonnent sur sa connaissance des hommes. Il gagne sans doute à être connu et il ne faut pas le sous-estimé.


Le parcours de Bruno retailleau n'est pas si exemplaire qu'il me donnerait envie de voter pour lui si j'étais républicain, car il sera passé du villiérisme et du boutinisme à l'incarnation de la droite raisonnable, il a donc l'échine souple. Mais ce qui me fait l'apprécier est qu'il a de la tenue et de l'élégance verbale, quelque belliqueux qu'il se fasse pour les besoins du pugilat électoral. Bruno Retailleau a peut-être le charisme d'une armoire normande, mais dans une armoire normande, on conserve les souvenirs de famille. 


Avec Jacques Chirac, la droite s'est dénaturée à serrer les mains vachardes du franchouillard blanc cassis aux comices agricoles et à mettre la main au panier des vaches. Elle s'est dénaturée d'une autre manière par le côté "énergéticien" (comme le qualifiait Tony Blair) de Nicolas Sarkozy. Elle se dénaturerait si elle mettait son attention sociale au premier plan comme voulait le faire Aurélien Pradier et comme savait le faire Valéry Giscard d'Estaing, le social étant dans son ordre, au second plan. 


La droite est bourgeoise et c'est cet ancrage que Bruno Retailleau veut lui redonner. Je suis gaulliste à la façon tautologique de Paul-Marie-Couteaux: j'aime que les choses soient ce qu'elles sont, que la Russie soit la Russie, que Fécamp soit un port de pêche et entende le rester,  que la bourgeoisie soit de droite et que la droite soit l'appareil de la bourgeoisie, une bourgeoisie philanthropique qui ne s'est pas perdue de vue, comme cet autre rejeton de la bourgeoisie qu'est Emmanuel Macron, lequel incarne, malheureusement pour lui et pour nous et come je l'ai souvent écrit, cette perdition de la bourgeoisie. 


Sur les ruines de mon populisme, je suis attaché aux valeurs dans lesquelles j'ai été élevé. C'est pourquoi, si j'étais républicain, je voterais Bruno Retailleau.  

lundi 5 décembre 2022

Nathan Devers, portrait d'un inconnu

Justice au Singulier: Entretien avec Nathan Devers (philippebilger.com)


Exercice très intéressant pour moi que d'entendre le portrait d'un inconnu, car Nathan Devers était un inconnu pour moi, qui n'a pas passé sous silence vos qualités de maïeuticien, cher Philippe Bilger. Vos entretiens sont un portrait qui se fait à deux, où le peintre que vous êtes fait bouger son modèle  en fonction des couleurs, les vôtres, que vous avez par instant l'intention de lui donner en laissant deviner vos obsessions.


Ainsi, détachez-vous ensemble une définition de l'intellectuel qui relève d'une passion de penser en lisant ou en écrivant. Souvent je me suis demandé si je ne dégraderais pas en lisant la terre vierge que je voulais être en écrivant. Nathan Devers  répond qu'"il n’y a rien de plus illusoire que de croire qu’on pense par soi-même quand on [ne fait que penser] à partir de soi-même." Penser le monde en soi comme j'ai voulu le faire en écrivant un journal politique hors sol, notamment (question de circonstances résidentielles) depuis un lieu en face duquel résidait Lionel Jospin qui publia quelque temps plus tard "le Monde comme je le vois", c'est, dit Nathan Devers, "déplacer le monde dans des univers parallèles" et créer des "Liens artificiels" en s'étant coupé du réel", à moins qu'on ne voie jamais si bien le monde qu'en le pensant depuis la bulle d'où on en entend parler et où on le connaît par ouï dire.


L'intellectuel est un scribe qui, depuis les premiers "docteurs de la loi" évoqués dans l'Evangile, change le monde en en ruminant les interprétations ayant fait autorité. "La philosophie n'a pas de lieu" et la pensée prend tout le temps qu'elle veut. La pensée est un monastère d'intercession intersubjective, car ces monades que sont les moines sont destinées à former une communauté devant soutenir le monde pour lui éviter les revers, dans sa trajectoire d'un "de" à un "vers", de la fixation dative  d'un être réduit à l'effigie vers l'être en mouvement qui se décline à l'accusatif: "Engagé, levez-vous."


Nathan Devers a de la chance de lire pour admirer et de ne pas écrire pour se mesurer. Je l'envie, moi qui suis mû par le désir d'intervenir. Pour lui, le commentaire n'est pas le double emploi besogneux que fait le scribe après que l'écrivain a trouvé les mots pour dire le fait du monde dans le langage de l'événement qu'il a traduit dans son oeuvre. Je conçois qu'on puisse lire Proust en étant jaloux de Proust, tout en voulant exercer avec lui sa mémoire involontaire pour nager dans le même bain de compréhension du monde et de soi-même. Proust était un phénoménologue et j'aurais voulu être un phénomène. Ma chute m'a fait sombrer dans le délire dans lequel c'est par les mêmes mots que commence et que finit le livre de Camus. Marchenoir l'a écrit un jour, ma place est à sainte-Anne, la mienne et celle de commentateurs de mon acabit qui se déversent quand personne ne leur a rien demandé. Mais il est plus facile de ne pas éprouver d'envie et d'être admiré quand on a pu entrer dans le monde sans passer par la fenêtre ou sans casser la porte. C'est la chance de Nathan Devers et la chance fait partie du talent.


L'homme heureux qu'est cet auteur en vue n'a pas encore dû solliciter la philosophie pour le consoler de l'effondrement de Dieu et de la gifle de voir son désir de sens douché par la vanité de l'être. Mais vanité n'est pas vacuité. L'homme déplace en Dieu l'irrésolution de son aporie entre l'immutabilité statique et le devenir mutant, dans l'histoire mobilisatrice. L'être ne naît pas dans le vide, mais doit se ramasser dans l'apparence de vacuité qu'est la vanité humiliante et sur ce sol qui ne se dérobe pas au contraire de l'Europe qui est sans fondement, creuser le sillon de sa gloire qui ne pèse pas en découvrant le sens de sa trajectoire. 

vendredi 2 décembre 2022

Y a-t-il un fascisme juif?

Dans une chanson intitulée "la Guerre" chantée par Jean-Marie Vivier, Jehan Jonas  mettait dans la bouche de la guerre qu'il prosopopait: "Il suffit pour qu'ils s'autorabent (les hommes)

De leur parler de juifs ou d'Arabes." Mettez le fascisme là-dessus et le cocktail Molotov est prêt à s'enflammer. Fais-je donc bien de relayer la question en prenant prétexte de ce que deux articles s'en emparent, l'un pour valider cette notion de fascisme juif,


Eva Illouz, sociologue : « La troisième force politique en Israël représente ce que l’on est bien obligé d’appeler, à contrecœur, un “fascisme juif” » (lemonde.fr),


l'autre pour contester que cette notion soit valable dans le monde juif:


Non, il n'existe pas de «fascisme juif» - Causeur


Il m'a souvent semblé que le fascisme était un épouvantail que tout le monde agitait sans trop savoir ce que c'était. Il y a certainement de bons essais qui peuvent nous aider à en discerner la nature, celui de Marc Lazare entre autres, mais je ne les ai pas lus, c'est une lacune que je devrais combler, mais le temps manque même et surtout à ceux qui le perdent.


Je croyais savoir que le fascisme avait dans l'idée de tendre toutes les énergies d'un pays donné vers la réalisation d'un but patriotique, ce qui ne me semblait pas de mauvaise politique, mais j'avais oublié qu'il fallait y sacrifier la démocratie. Étant depuis l'enfance partisan de la démocratie directe, je ne pourrai jamais m'y résoudre. À cela s'ajoute ce que j'ai redécouvert à la faveur du centième anniversaire de la marche sur Rome: le fascisme est arrivé par la violence politique, ce qui diffère peut-être de degré du terrorisme que l'on trouve à l'oeuvre dans certaines organisations juives d'avant l'avènement de l'État d'Israël telles que l'Irgoun. Mais qu'est-ce que le terrorisme? C'est la guérilla contre un ennemi dont les troupes groupusculaires considèrent qu'il lui fait la guerre. C'est peut-être aussi une guérilla étrangère, par quoi le terrorisme se distinguerait de la violence politique. La violence est à condamner d'où qu'elle vienne. Dès lors que le fascisme émerge de la violence politique et repose sur l'abdication de la démocratie, je ne peux plus avoir la tentation d'être fasciste si tant est que la mouche m'ait piqué, non par anticommunisme, mais par incompréhension que le communisme auquel on n'a jamais fait le procès qu'il méritait se dise antifasciste.


Peut-il ou non y avoir un fascisme juif? Selon Eva Illouz, le mouvement sioniste religieux de Ben Gvir coche toutes les cases: "il voit dans la violence un recours légitime pour défendre la terre, la nation et Dieu. Il affiche un mépris ouvert pour les normes et les institutions démocratiques."


Eva Illouz prétend que Benyamin Nétanyahou est un populiste de droite « conventionnel" à la Orban ou à la Trump. Mais ne sommes-nous pas, avec ce terme de "populisme", face à une nouvel non identification politique qui embrouille le débat plus qu'il ne le clarifie? Et Viktor Orban, mais surtout Donald Trump, ne constituent-ils pas un nouvel objet politique? Par exemple, existe-t-il une solution de continuité entre un Jean-Marie Le Pen et un Donald Trump?


Eva Illouz note que les juifs ultraorthodoxes restent le partenaire "naturel" d'une coalition formée par le Likoud de Nétanyahou. S'y ajoute la "troisième force" des "sionistes religieux". Il y a comme un oxymore dans cette coalition d'adjectifs. Car le sionisme n'était à l'origine un mouvement laïque qu'en ce qu'il forçait la main à Dieu pour arracher sa promesse de la terre d'Israël à la communauté internationale. Pour beaucoup de juifs, la "terre promise" pouvait n'être qu'une métaphore. Pour d'autres encore, la promesse était assortie de la pratique d'une éthique qui justifiait que l'on possède la terre. Les juifs se vivent souvent comme garants d'une éthique universelle qu'ils ne mettent guère en pratique dans leurs institutions politiques. En témoigne le fait colonial proscrit pour tous les autres peuples, mais qui continue de se banaliser en Israël. Les "sionistes religieux" ont pris acte qu'Israël n'est pas un Etat laïque. "Les ultranationalistes antisionistes "voulaient démanteler l’Etat d’Israël et le remplacer par le royaume de Juda." C'est en effet plus biblique. Les "sionistes religieux" sont des "nationalistes religieux". Mais n'est-ce pas tout le judaïsme qui a tendance à être un territorialisme universel? 


Que valent donc ces sionistes religieux auxquels on ne paraît pas vraiment habitué en Israël? Quand je m'y suis rendu avec mon frère et ma belle-soeur, un prêtre qui semblait se sentir placardisé à Nazareth nous dit d'aller visiter un village d'artistes, c'était une villepeuplée par des juifs ultraorthodoxes. Nous les vîmes sortir d'une longue étude de la Torah, ils paraissaient en transe et de joie, nous invitèrent à danser dans une petite maison qui avait son entrée à même la ville. Il n'y avait rien d'artistique dans leur mise, si ce n'est la transe où les mettait l'étude. Quand j'ai appris qu'au nom du fait qu'ils avaient toujours refusé le sionisme, les juifs orthodoxes avaient obtenu d'être exonérés de toute obligation militaire, je me suis dit qu'ils prenaient tous les avantages de l'existence d'Israël sans en accepter les inconvénients et je ne les en ai guère estimés. Je n'oserais dire que les sionistes religieux de ben Gvir me paraissent plus estimables par contraste, mais je les trouve plus conséquents. J'aime les radicaux qui vont au bout de leur logique. Quiconque séjourne une fois en Israël ne peut plus croire en une solution à deux États dont se berce le monde pour ne pas régler un conflit qui promet d'être multiséculaire si on le règle par le statu quo. L'observateur extérieur que je suis plaide pour  une double-étatisation d'Israël où les ressortissants israéliens dépendraient de l'État d'Israël et les Palestiniens, non de l'autorité, mais de l'État palestinien. Les sionistes religieux n'adhèrent pas à la fiction des Arabes israéliens. "Le rabbin" américain qui les influença "prônait trois solutions au problème des Arabes : ils pouvaient rester en Israël avec un statut juridique inférieur de « résident étranger » ; partir avec une compensation financière du gouvernement ; ou être expulsé de force." On est aux antipodes du droit au retour et au plus extrême d'une légitimation d'Israël, État colonial. 


Israël est-il un régime d'apartheid?

 Pour contrebattre l'indignation d'Eva Illouz qui appelle "fascisme juif" ce sionisme religieux, Marc Benveniste fait appel à Unberto Eco, qui nous explique enfin comment "Reconnaître le fascisme". "L’énumération de ces critères montre que ce qui est « juif » est fondamentalement à l’opposé du fascisme", assène-t-il. Il en veut pour preuve "l’acceptation des différences d’origines dont les mondes ashkénaze et séfarade [seraient] l’illustration." C'est sans compter avec le mépris des ashkénazes pour les sépharades et désormais pour les juifs issus de l'univers russe, qui n'est rien auprès de celui qu'ils ont pour les Falachas. Nous en fûmes témoins, partageant la cantine d'une auberge de jeunesse avec des écoliers falachas et leurs maître et éducateurs, qui les surveillait comme on fait de la pègre, l'arme au poing, mais désinvoltement serrée contre la ceinture du professeur principal, à l'opposé de la même scène observée avec de jeunes ashkénazes, qui étaient gardés comme la prunelle par leurs éducateurs. Sans parler des Palestiniens qui ne sont pas à proprement parler dans une situation d'esclavage, mais d'esclavage symbolique. Ils travaillent en Israël et leurs patrons ont souvent l'air d'être en bons termes avec eux,  mais ils ne sont pas bien considérés et il est dégradant de travailler pour des gens que l'on considère peut-être comme des ennemis.


Le deuxième critère de reconnaissance qu'avance Unberto Eco pour identifier le fascisme est facile à prendre en défaut: il s'agirait du "refus du modernisme". Comme si le fascisme n'avait pas couvé le futurisme et n'était pas une forme d'archéofuturisme.


Je ne sais pas s'il y a un fascisme juif, mais j'observe que les communautés juives ont lutté bec et ongles pour faire barrage à l'extrême droite en Europe tant qu'ils purent soupçonner celle-ci d'être antisémite. Et puis l'extrême droite qui peut faire feu de toute xénophobie trouva plus stratégique de se désantisémitiser. En France, le RN est devenu presque fréquentable quand Marine Le Pen renia les dérapages verbaux de son père, Serge Moati qui sympathisait avec le vieux briscard retiré à Rueil-Malmaison ne pouvant avaler d'être "l'enfant du détail". Éric Zemour dut à sa judéité de pouvoir monter aussi vite en qualité de représentant de l'extrême droite française en subissant des vexations pour en appeler à la guerre civile, mais sans être aussi maltraité que Jean-Marie Le Pen. Et Israël compte aujourd'hui un gouvernement d'extrême droite.