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mardi 22 novembre 2011

L'autonomie

par Michel Gouban et Hervé Cochet

(article réalisé pour la célébration du centenaire de la création de l'Institut de kynésithérapie de l'Association valentin Haüy. Michel Gouban en était encore le directeur. Hervé cochet est Cadre de Santé, Masseur-kinésithérapeute et Docteur en Sciences de l’Education.)


Tenter d’esquisser quelques lignes sur le concept d’autonomie est relativement ambitieux, mais, sa fréquence d’emploi dans le langage courant, tant des rééducateurs que dans celui des formateurs, donne une raison d’oser se lancer dans cette entreprise, au risque d’être trop rapide. Il ne s’agit donc que de pistes d’éclaircissement, des «aides à penser».

Étymologiquement, l’autonomie, du grec autos (soi) et nomos (loi) représente la «condition d'une personne ou d'une collectivité, qui détermine elle-même la loi à laquelle elle se soumet» (Lalande, 1992, p. 101). La traduction des deux racines grecques formant le mot «autonomie» donne l’idée de «se gouverner soi-même», se donner les lois que l’on va suivre». Le libre arbitre est mis en avant, la responsabilité de soi devant soi préside. Ces idées s’inscrivent dans le courant de pensée qui conduit aux droits de l’homme, à la démocratie, à la reconnaissance de la différence, à l’idée même d’individu.

En revanche, menée à l’extrême, la proposition d’un être sécrétant lui-même ses règles de vie, peut aboutir à l’extrême de la négation de l’autre, à la dictature absolue. Cette première approche demande d’être enrichie d’un rapport au social, à un environnement physique, humain et idéel.

Pour l’être vivant, il y a autonomie quand il y a capacité à maintenir, protéger, régir, régler et régénérer sa vie en interaction avec le milieu environnant. Pour Edgar Morin, il n’y a pas d’autonomie sans dépendance du milieu extérieur. Cette vision rajoute une qualité au sujet, celle de considérer, connaître et tenter d’agir sur son milieu. Son aptitude à repérer ses liens de dépendances, puis celle de savoir les gérer, les guider, sont mises en avant. Cette qualité ouvre vers les notions de perception et de représentation.

Dans le contexte biologique, l’autonomie est une dépendance entre un système fermé sur lui-même (l'être vivant) et en même temps ouvert sur l’environnement. Le milieu intérieur se nourrit du milieu extérieur. En cela, l'autonomie est consubstantielle à la vie. "Toute vie humaine autonome est un tissu de dépendances incroyables " (Morin, 1990, p. 261). Ainsi apparaît clairement la différence radicalement hétérogène l’une à l’autre, entre une possibilité de dire sa loi sans s’occuper d’un milieu à l’entour, ce qui correspond finalement à l’idée d’indépendance, et la liberté de concevoir ses règles et principes mais par interactions délibérées avec les liens que l’on entretient avec son milieu. L’autonomie n’est donc pas l’indépendance ; ce qui lui confère une certaine fragilité, une vulnérabilité.
Corollairement à cette idée, on peut donc comprendre que si nous manquons de ce dont nous dépendons, alors nous sommes perdus, nous sommes morts. De fait, qu’adviendrait-il de notre vie autonome si nous venions à manquer d’oxygène et plus généralement si les conditions terrestres de la vie venaient à nous faire défaut ?

Si on ne peut concevoir l’autonomie sans dépendance, on ne peut pourtant pas affirmer que plus il y a de dépendances, plus il y a d’autonomie. Il n’y a pas réciprocité entre les termes d’autonomie et de dépendance. Du moins ce lien récursif n’existe pas si c’est la quantité de dépendances qui est dénombrée. En revanche, repérer le nombre de dépendances sur lequel le sujet exerce une gestion libre et délibéré, augmenter, non seulement ce nombre, mais surtout la qualité régulatrice de cette gestion, semble pouvoir être nommée «acquisition d’autonomie».
Savoir plus, sur soi, sur son fonctionnement, sur le monde et sur les liens qui nous unissent à lui, alimente un processus d’autonomisation.
Pour le Conseil Économique et Social, l’autonomie est la capacité et le droit d’une personne à choisir elle-même les règles de sa conduite, l’orientation de ses actes et les risques qu’elle est prête à courir. L’autonomie devient dès lors, un droit. Le citoyen est en droit de revendiquer une autonomie qui le satisferait. Mais ce droit implique une grande connaissance des risques encourus, c'est-à-dire des limites, des possibles, des conséquences. Apparaît alors l’anticipation. L’être autonome désire, tente, agit mais réfléchit ce que ses désirs, tentatives, actions vont entraîner, faire surgir. L’être autonome essaye d’être un décideur éclairé.

S’agissant de l’autonomie de l’apprenant, Henri Portine, professeur en linguistique et didactique à l’université de Bordeaux III écrit : «l'autonomie, c'est construire un projet d'action et gérer la réalisation de ce projet au sein d'une structure qui définit les contraintes globales et apporte une aide lorsqu'elle est nécessaire.»
L’autonomie est donc une relation subtile entre capacité et incapacité, entre le pouvoir faire seul et le pouvoir faire avec une aide librement choisie des autres. Elle suppose la conscience de ses limites en interaction avec les contraintes de l’environnement. Pour être autonome, il faut incorporer ou du moins accepter les contraintes qui nous agissent, non seulement celles qui nous viennent de l’extérieur mais aussi celles de notre propre fonctionnement. Cette connaissance de soi et cette connaissance du monde autour, cette exploration de liens de dépendances et de contraintes, sont par essence, des champs illimités. Nous ne sommes donc jamais autonome absolument, mais qu’en recherche de niveaux d’autonomie, dans telle ou telle direction. En cela, rééduquer et former sont bien des guides à l’acquisition d’une autonomie supplémentaire.

Pour la personne dite «en situation de handicap», on dira qu’elle est autonome si elle a la possibilité de choisir librement ses dépendances. Pour des raisons de sécurité, la Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP) ou la Société Nationale des Chemins de fer Français (SNCF) offrent aux personnes aveugles un guide gratuit qui doit se déplacer du point de départ au point d’arrivée de la personne guidée. Toutefois, nombreuses sont les personnes aveugles qui préfèrent voyager seules en choisissant de demander des petits services aux passagers. Cet exemple nous montre que la personne aveugle a le choix entre dépendre d'une seule personne, représentante d’une structure dédiée d’une institution le guidant, ou de multiples personnes anonymes de rencontre. Ce choix comprend des prises de risques différentes, des contraintes quasi inverses entre système organisé et système informel. Nombreux déficients visuels considèrent que le second choix est davantage illustratif de l'autonomie qui se construit plutôt à travers de petites dépendances qu'une grande dépendance.

L’autonomie est un renforçateur d’identité. Pour Michel Foucault, elle est productrice de soi. C’est un exercice de soi au monde, c’est s’évaluer dans sa capacité à mener ses projets à leur réalisation. Traverser une gare ou aller acheter seul un objet dans un magasin inconnu, se former à un métier et s’installer, fonder une famille et la développer, sont autant de projet à géométrie variable dont la réussite est une marque d’autonomie et une construction de soi.

La personne atteinte de déficience physique, intellectuelle ou psychique présente, dans un premier temps du moins, une réduction de ses capacités qui est souvent compensée dans les pays modernes par une aide de la société, un recours à des droits accrus. Ces droits conférés par la société vont notamment contribuer à permettre à la personne de recouvrer, à défaut des capacités perdues, de nouvelles capacités (fonctionnelles, économiques, sociales et professionnelles). Toutefois, et en partie seulement, l'autonomie de la personne handicapée dépend de sa personnalité, sa volonté et sa détermination à vaincre "l'adversité". L’autonomie pour l'essentiel ne s’acquiert pas, elle se conquiert. Elle suppose en effet une dépense d’énergie nécessaire à chacun pour son organisation en interaction avec l'environnement. Si acquérir, c’est acheter, il y a échange entre soi et l’extérieur : je donne quelque chose (de l’argent ou de l’effort..) pour obtenir autre chose en échange. Conquérir, c’est avancer sur un territoire qui, l’instant d’avant n’était pas à moi. Je fournis de l’énergie pour conquérir, je suis aussi dans l’insécurité. C’est un travail sur soi déstabilisant.

Pour Edgar Morin, l’autonomie suppose information, computation et communication. Or, pour la personne aveugle ou très déficiente visuelle, c’est la réduction de la prise d’informations qui compromet son autonomie relative comparée à celle d'une personne n’ayant pas cette déficience et vivant dans des conditions comparables. La perturbation de la prise d’informations va notamment limiter les capacités de la personne à anticiper les événements qui surviennent dans sa vie pratique quotidienne, sociale et professionnelle. L'absence, l'atténuation ou la modification de l'information visuelle perturbe les opérations de computation, c’est-à-dire le traitement de celle-ci. Par suite, cela affecte la pertinence de la communication. Par exemple, comment une personne aveugle à qui vous dites bonjour peut-elle savoir si vous lui tendez la main ? Au changement d’équipe dans un hôpital, comment le professionnel aveugle peut-il dire, sans risque de se tromper, au revoir à ceux qui quittent le travail et bonjour à ceux qui arrivent dans la multitude des déplacements et des intervenants ?

Pour la personne en situation de handicap, plus encore que pour tout un chacun, l’autonomie et l’activité professionnelle entretiennent des liens récursifs. En effet, s’il est nécessaire d’être autonome pour avoir des chances d’occuper un emploi, les obligations conférées par cette activité (contraintes d’horaires, de déplacements, de productivité et de sociabilité), contribuent au maintien de l’autonomie. L’autonomie est indispensable à toute activité, alors que l’activité maintient, renforce et régénère l’autonomie.

A grands traits, l’autonomie est un processus, constructeur de soi, renforçateur d’identité, inépuisable et toujours renouvelable. Elle s’alimente de connaissance, elle demande anticipation et évaluation. Être autonome ce n’est pas se gérer, c’est se gérer dans le monde pour son projet.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

- Lalande, A. (1992). Vocabulaire technique et critique de la philosophie, volume 1. Paris : Presses Universitaires de France, p. 101.

- Morin, E. (1990). Science avec conscience. Paris : Éditions Seuil, p. 261.

- Morin, E. (Oct.Déc.98) Autonomie ou dépendance de la science, repris de Quadrature n° 30, pp. 5-11.

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