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vendredi 4 mars 2011

Ce que j'ai cru comprendre de "La nausée"

(de Sartre).

Dans "LA NAUSEE", antoine Roquentin dégomme trois choses : le "moment parfait", la méthode de l'autodidacte et "les salauds".

"Les salauds" sont, sous la plume de sartre, les philantropes de droite, petits notables de province, qui ne font le moindre don qu'à condition d'en obtenir la reconnaissance de leurs semblables par des ex-voto dans les églises ou par des plaques dans les musées.

Pour "la méthode de l'autodidacte", on comprend moins pourquoi tant de mépris. L'autodidacte est un rat de bibliothèque qui, comme il ne connaît pas la méthode pour se cultiver, a choisi de lire tous les livres de la bibliothèque un par un et par ordre alphabétique. Méthode qui, sans doute, ne fait pas de liens entre les oeuvres, mais tentative de savoir, de connaître que cet "ami des opprimés" que n'a cessé de se déclarer Sartre après la guerre aurait pu sauver. Or il ne la sauve pas, superficiellement parce qu'il éprouve le mépris du normalien face au prolétaire qui essaie de sortir de sa condition. Mais il y a peut-être une raison souterraine à son mépris que nous examinerons à la fin de cette brève analyse.

Enfin, Antoine Roquentin ne supporte pas la tendance qu'a son amie anny de croire au "moment parfait", c'est-à-dire à la parfaite coïncidence et compatibilité de deux êtres à un moment donné, perfection qui doit être le sceau de tout moment d'amour. Cette exigence de son amie qui lui paraît surhumaine angoisse Roquentin chaque fois qu'il va la voir, de sorte qu'il s'emploie malgré lui à rendre "imparfaits" les rares moments réservés à la rencontre des deux amants. C'est au sortir de l'une de ces rencontres ratées, qui sera sans doute la dernière, que le phénomène de "la nausée", qui a déjà pris Antoine roquentin à plusieurs reprises au cours du roman, va le saisir dans une crise paroxystique.

Comment décrire ce phénomène ? La nausée est provoquée par un adjuvant accidentel, comme "la petite madeleine de Proust", mais pour déclencher des effets exactement opposés. Là où "la petite madeleine" ravive la mémoire de Proust et lui fait découvrir le continent de ses souvenirs ; là où la réminiscence a chez Proust un arrière-plan platonicien qui fait que, si je me souviens, c'est que ma mémoire doit me donner prise sur une "réalité "spirituelle" et, que je croie ou non à la vie future, sur quelque chose d'immortel, le héros sartrien refuse cette immortalité, tant de souvenirs lui donnent "la nausée" parce qu'il ne veut pas de la perfection. Il ne veut pas de la perfection, parce qu'il ne peut pas l'analyser. Ce n'est pas tant qu'il ne veut pas y croire que cette perfection ne l'angoisse. Antoine Roquentin refuse de se faire le complice de l'alchimie d'un "moment parfait", si toutefois un pareil moment pouvait venir au secours de son angoisse, parce que cette alchimie lui échappant, le héros, qui préfère à tout prendre être médiocre que salaud, mais quand même pas médiocre au point de l'autodidacte, se déclare incompétent à déterminer si la perfection est parfaitement composée, est composée adéquatement aux "impératifs catégoriques" de la raison pure, à la recherche capitulée d'une finalité indiscutable.

La nausée est un processus de décomposition. Antoine revient, dans cette ville sans nom où il n'est qu'un chercheur touristique, d'une rencontre qui pourrait bien être la dernière avec son amie anny. Roquentin se rabat sur le bar de jazz où il aime aller, au sortir de sa bibliothèque, où il a élu domicile pour quelques mois pour rédiger un mémoire inutile sur un sujet sans importance ni intérêt. Dans ce bar, comme antidot à la perfection amoureuse que représente anny, il a réussi à se faire aimer de la patronne, Françoise, avec qui il couche à ses moments perdus, mais qui espère sans doute un peu plus de cette relation épisodique avec le professeur. Seulement cet espoir l'indiffère : après tout, Françoise n'est qu'une patronne de bistrot ! Le même mépris de classe du normalien pour la tôlière d'une simili "boîte de jazz" que pour l'autodidacte, ce rat de bibliothèque, mais ne nous y perdons pas.

Roquentin est assis dans ce bar, abandonné au rêve d'une nuit de "bonne fortune" un peu sombre qui le consolera de sa défaite probablement définitive avec annie, et, en attendant, il est à l'écoute de la musique de jazz qui est diffusée, dont les volutes lui évoquent à leur tour une sorte de concordance parfaite entre les inflexions de la musique et les différents états de somnolente conscience par lesquelles il passe, jusqu'à ce qu'un acord qui vient le frapper au coin de cette correspondance intime n'achève de le dégoûter tout à fait de cette perfection dont il ne parvient pas à sortir. L'accord de jazz joue à peu près le même rôle que le pavé qui a fait descendre du trottoir le narrateur de "LA RECHERCHE" parvenu au "Temps retrouvé", et qui l'a renvoyé aux réminiscences beaucoup plus teintées de désillusions parce que lui ouvrant le continent de ce que sont devenus ses rêves d'enfant, à l'épreuve de l'achèvement de leur décadence. Sentant qu'il est pris de nausée, mais que le phénomène est plus grave que d'habitude, en un mot qu'il pourrait bien vomir, Roquentin sort du bar, il a besoin de prendre l'air. Il ne manquerait plus qu'il ne rencontrât l'autodidacte.

Dehors, non, Roquentin ne va pas vomir. Mais "la nausée" va pouvoir se conceptualiser tout à son aise, en Sartre, le philosophe perçant toujours sous le romancier. Roquentin regarde un arbre ; et là, ne lui apparaît soudain pas incongruë de se demander pourquoi un arbre est formé de matières aussi composites que ne sont les racines, le tronc et les branches. Si peut à la rigueur se concevoir le noeud qui mène des racines terreuses au tronc noueux, comment la terre qui pourrait à la rigueur se transformer dans le bois qui forme le tronc, garde-t-elle la moindre continuité avec ce que devient ce bois dans les branches?

Nous voici au coeur du problème : Sartre décompose, déconstruit l'"arbre", celui qui est au centre du jardin d'eden, du paradis perdu, de la culture occidentale. A la vue de son observateur, rien ne justifie que l'arbre ne soit assemblé comme il l'est. Donc rien ne le justifie en effet. Il n'y a pas une essence de l'arbre dont on pourrait inférer qu'il est formé de racines et que sa finalité est dans les branches, dans la fleur et dans le fruit. Le tronc surtout, maintenant lui paraît incongruë. Sartre déconstruit "l'arbre de vie" pour y suppléer l'incongruité hasardeuse de l'existence de laquelle, s'il y a du bonheur à attendre, celui-ci ne vient pas d'un ordre, mais d'un arbitraire tel que peut l'être "l'arbitraire culturel". Or "l'autodidacte", c'est celui qui dénonce cet arbitraire, qui voudrait ranger sous la bannière d'un ordre, d'un cosmos, la culture qui est censée recéler une beauté qu'on ne voit pas toujours. L'"autodidacte", c'est ceui qui voudrait prouver que ce qu'on dit beau est beau. Entre parenthèses, "ordre" et beauté" sont les deux sens du mot "cosmos". L'intellectuel roquentin ne va pas laisser "l'autodidacte" détruire ce qui fait à ses yeux le charme de la culture : l'arbitraire.

Mais j'avais annoncé une raison souterraine, la voici : "l'autodidacte" lit les livres par ordre alphabétiques. Or les kabbalistes ont imaginé que Dieu avait créé l'univers à partir d'un texte et le monde à partir de lettres, des lettres de l'alphabet hébraïque, moyennant quoi l'histoire précéderait la préhistoire: c'est le monde à l'envers, le comble du créationnisme. Or Sartre veut s'attacher à déconstruire la création et ce qu'il prend pour les illusions de l'être. Rien d'étonnant dès lors à ce que "la méthode de l'autodidacte", qui consiste à lire les livres par ordre alphabétique, c'est-à-dire à reconstituer malgré lui l'ordre de l'être par la lettre, lui soit ce qu'il y a de plus insupportable !

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