(en lisant "LES REVERIES D'UN PROMENEUR SOLITAIRE", huitième promenade).
Le drame intime de Rousseau, c’est que, jusqu'à son dernier souffle, il a voulu être son propre juge, il a voulu se justifier devant les hommes et devant dieu au point d'apporter son "ROUSSEAU JUGE DE JEAN-JACQUES" à Notre-Dame à la veille de la Révolution et au lieu d’abandonner le jugement de soi-même à dieu. Il l’a voulu parce que, sur son terrain paranoïaque, s'était greffée l'angoisse protestante de celui qui n'a jamais cessé d'être "le citoyen de genève". Or celui qui est à l'affût de la fausse opinion que les autres se sont faite de lui est à même d'émettre des observations très justes sur le phénomène du jugement humain :
"Je voyais que souvent les jugements du public sont équitables ; mais je ne voyais pas que cette équité même était l’effet du hasard, que les règles sur lesquelles les hommes fondent leur opinions ne sont tirées que de leurs passions ou de leur préjugés qui en sont l’ouvrage, et que lors même qu’ils jugent bien, souvent encore ces bons jugements naissent d’un mauvais principe, comme lorsqu’ils feignent d’honorer en quelque succès le mérite d’un homme non par esprit de justice mais pour se donner un air impartial en calomniant tout à leur aise le même homme sur d’autres points." Or ceci est "le plus inique et absurde système qu’un esprit infernal pût inventer…" Puis Rousseau ne peut s'empêcher de revenir à son cas personnel, ce qui affaiblit son raisonnement.
Or il est vrai que nous cherchons à nous donner un air impartial ; pour ce faire, nous refusons d’aller au fond de notre pensée et de notre intime conviction, non que certains aspects seulement d’un être humain sont blancs et d’autres noirs, mais que tel homme est entièrement blanc ou noir. Nous le refusons en contradiction avec la pente naturelle qui nous fait penser le monde en blanc et noir. Nous ne voulons pas donner libre cours à notre nature manichéenne. Nous feignons de sortir par le haut du manichéisme pour conserver ce flou nous concernant dans le jugement des hommes. Aussi disons-nous que nous n’émettons pas de jugement de valeur alors que nous ne pouvons faire que cela. Nous ne pouvons faire que cela parce que nous avons mangé du fruit de l’arbre moral. Moins peccamineusement, nous ne pouvons encore faire que cela, car nous devons respecter le précepte de ne pas juger pour ne pas être jugés. Mais, là où cette fidélité au précepte spirituel qui consiste à ne pas indéfiniment recommencer à manger du fruit de l’arbre moral pour ne pas renouveler incessamment le péché originel en matière de jugement se retourne contre nous, c’est que cette abstention de jugement moral a pour effet de nous faire entrer dans la dialectique de la justification. Or en dernière analyse, la justification consiste de notre part à n’en remettre le soin qu'à nous-mêmes. Quoique nous nous récriions, nous ne voulons être justifiés par aucun agent, ni par la foi, ni par nos œuvres. Nous justifier, c’est nous défendre contre tout verdict de la justice humaine sous prétexte qu’elle serait incohérente et qu’il n’y a pas à y croire. C’est déclarer incompétente la Justice humaine pour pouvoir, l’heure venue, mieux déclarer incompétent le tribunal de la Justice de dieu. Or, tout cela, nous ne le faisons pas de mauvaise foi.
Le catholicisme et le protestantisme se sont longtemps déchirés pour savoir quel agent de justification, de la foi ou des œuvres, il faudrait prendre comme recours. Etant donné ce qui précède, je ne devrais pas entrer dans cette querelle. Or je ne puis m’en empêcher. Le protestantisme répond à l’angoisse du Jugement de dieu en disant qu’on est justifié par la foi. Le catholicisme répond qu’on ne saurait être trouvé juste si l’œuvre de notre vie ne manifeste pas un minimum de cohérence avec la foi que nous confessons. Pour ma part, lorsque j’essaie de m’analyser, je constate qu’il s’est fait en moi comme un divorce entre l’artiste et l'homme. L’artiste est libéral et consolateur, l’homme est implacable et rancunier, colérique, n'oubliant aucune offense, ne voulant jamais trouver de compromis ni capituler, quand même il se sentirait dans l’erreur. Ces lignes prennent un relief tout particulier, étant écrites dans l’une de ces crises où je voudrais de nouveau attirer sur moi la bienveillance du jugement des hommes et ne pas être perdu de réputation ; où je m’enferre dans la justification sans oser « aller vers mon prochain pour lui demander pardon, ni vers mon risque » pour l'assumer. Or aller vers son risque, c’est « aller vers soi », comme Dieu enjoint de le faire à abraham.
Enserré dans l'étau du débat contradictoire d’un procès civil de divorce entre moi et moi, entre l’artiste et l’homme en moi, je crois débrouiller l’échevau enprenant parti dans la querelle sur la justification, vaine occupation par laquelle je ne cherche qu'à me calmer, et puis qu’à me justifier moi-même. J’en arrive à la conclusion qu’assurément, je suis justifié par mon art d’être ce que je suis et d’avoir la personnalité complexe dont je ne peux me défaire. Je suis justifié par mon art, c’est-à-dire par mon œuvre, par l’œuvre que je fais de ma vie, non par les œuvres que pourrait dispenser ma charité au jour le jour, à ceux que je finirais par appeler « mes pauvres » et qui deviendraient les clients de ma conscience. Je me sens justifié par mon œuvre, par mon art plutôt que par mes œuvres et plus assurément que par ma foi, même si je reconnais que ma foi me justifie en espérance.
Dans le Verbe Incarné, Fils de Dieu descendu parmi les hommes, je reconnais à la fonction filiale du christ, deuxième Personne de la Trinité, le pouvoir de me garantir contre le refus initial de ma volonté non sollicitée face au dessein Initial oppressif de la volonté créatrice qui m’a donné le jour sans que j'aie pu l'avaliser, parce que mon âme n’a pas de volonté, ne saurait acquiescer de son vivant à son destin, ne saurait le comprendre qu’après ma mort. Voire saurait-elle même comprendre à ce terme combien elle a probablement choisi ce destin plutôt que tel autre qui me paraît aujourd'hui plus heureux. Mais avant ce terme et à défaut de volonté, parce que je sens mon âme et ma liberté faites pour la volonté, je me sens justifié par mon œuvre, par mon art et par le verbe. Ce n'est pas que mon oeuvre émane davantage d'une volonté que je n'ai pas. Mon oeuvre m'est donnée par le déterminisme génitif de l'inspiration. Mais je me sens justifié par l’œuvre de ma vie qui devient mon art parce qu'il me fait me mettre au service du souverain Maître de la beauté dont je n’ai peut-être pas à l’origine adhéré aux desseins qui m’étaient impénétrables, mais je ne puis que reconnaître le beau et consentir à mon inspiration parce que je perçois qu’elle me mène vers une perfection de joie intérieure, même si je suis loin d’être passé maître en mon art, sans quoi je pourrais dire toutes ces choses en les rendant moins ennuyeuse. Mais je me sens surtout justifié par le verbe. En cela, je ne manifeste nulle originalité puisque je ne fais que proclamer à nouveau le primat de la Parole. Si ce n’est que ce primat prend une consistance toute spéciale chez moi du fait que je suis aveugle et que j’ai compensé ma cécité par la parole. Des proches m’ont souvent reproché que je me payais de mots pour me perdre en paroles. Or je proclame que les mots, qui ne m'ont point manqué, m’ont littéralement sauvé la vie. Ils ont fait plus que compenser un organe de perception qui me manquait, cet œil qui, si on sait l’ouvrir, nous fait communiquer, puis adhérer à l’état d’esprit du mondephénoménal. Une parole s’est dressée en moi pour opposer une représentation du monde à ceux qui me disaient que je n’en connaissais rien. Cette parole a pu (et peut) aller jusqu’à une folie de mots qui peut sembler une loghorée. Or je prétends que tout aveugle est frappé d’une folie de la parole, c’est un de ses handicaps invisibles ajoutés. Les mots m’ont littéralement sauvé la vie, c’est-à-dire qu’ils m’ont affirmé au-delà de la justification. Ce n’est pas que je ne reste passible d’être justifié par celui qui vient au jour le jour me chercher au fond de mes enfers et sonder mes entrailles. Mais, sans que les mots, sans que la parole aient déclaré tout à fait superflue ma condition de justiciable, ils m’enseignent à ne chercher aucune solution ni absolution temporelle dans la justification, où je ne ferais que rendre à moi-même ce que seul, le colloque intime de mon âme avec dieu peut décider sans mot dire dans l’abdication de mon « moi ». La parole me fait sortir du piège de vouloir comparaître en plein jour et en tiers dans ce colloque pour assurer ma défense. C’est le Paraclet qui me défendra. Quant à moi, les mots me sortent de cet angoissant dilemme pour me proposer d’affirmer mon être. Les mots changent ma liberté d’expression, tentative sanguinolente de me situer à corps et à cris dans le débat intime entre Dieu et mon âme, en liberté de parole. Et ce qui est valable pour moi dans ce travail que fait sur moi le verbe le serait tout autant sur la nature politique du corps du peuple humain. Le peuple devrait passer de la liberté d’expression à la liberté de parole.
mercredi 29 décembre 2010
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