QUI AIME SON PROCHAIN?

Il est affligeant de penser que s’il nous a été commandé d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, personne n’aime son prochain pour lui-même. Notre amour du prochain est le plus souvent instrumental. Nous aimons notre prochain parce que nous voulons voir Dieu à travers lui ou, si c’est pour assurer son salut, parce qu’en croyant le mener vers le sauveur, nous savons que nous oeuvrons efficacement au nôtre. Nous aimons notre prochain parce que nous avons peur pour notre salut, nous ne l’aimons pas dans le respect du Mystère de son infini. L’infini de notre prochain, c’est ce par quoi il est notre lointain, c’est le ravin qu’il ne faut pas combler de son éloignement de nous, qui en fait radicalement un autre par rapport à nous. Si nous rapprochons de nous notre prochain, nous ne l’aimons que de façon finaliste, à seule fin qu'il nous soit un médiateur instrumental, que ce soit entre dieu et nous ou entre notre narcissisme et le besoin que nous avons de nous sentir aimer et notre amour se commuer en sentiment.

Qui aime son prochain ? Voulons-nous vraiment le savoir ? Jésus nous l’a appris en nous demandant :
« Qui est ton prochain » ?
(Question qui, au passage, rappelle dans sa forme et dans son fond cette autre question que posait Caïn à dieu et à laquelle le tout-Puissant a répondu par l’affirmative, ce qui va en partie à l’encontre de ce que je viens de dire :
« Suis-je le gardien de mon frère » ?

« Oui, répond silencieusement Dieu. Si tu te récuses à protéger ton frère, quelquefois de lui-même, le péché est déjà tapi dans l’ombre de ta conscience en tumulte de murmure, qui ne veut pas inter-être, uniquement concentrée sur ses matricules intérêts. »
Qui aime son prochain ? En voulons-nous avoir un instrument de mesure très fiable ? Qu’on relise la parabole du bon samaritain et l’on saura qu’aimer son prochain, c’est satisfaire ses besoins. Cela peut paraître bas comme amour, et pourtant c’est très élevé. Dans cet amour de satisfaction de l’autre et non pas de satisfaction de notre minable désir de nous sentir aimer, il y a toute la distance entre l'« Aimer, c’est avoir besoin » d'Helvétius et cette oblation qui nous fait dire : aimer, c’est satisfaire un besoin, c'est répondre à un besoin, ce n’est pas l’anticiper et ce n’est l’évaluer que si l’autre est trop malportant et engourdi pour le formuler lui-même. Aimer, c’est conduire l’autre où il veut plus encore qu’où l’on se doit. Aimer son prochain, c’est faire pour lui le nécessaire. Dieu Qui Seul Se suffit a créé des êtres de besoin moins pour les combler d’abord que pour apprendre d’eux ce que c’est qu’avoir besoin. Dieu a besoin des hommes et les aime autant que de besoin. Nous nous sentons suprêmement aimer quand notre amour monte en désir. C’est certes une des formes les plus sensibles de l’amour et nous ne pouvons pas nous passer des formes sensibles de l’amour, nous devons à l’amour de nous-mêmes de ne pas détacher l’amour du sentiment que nous en éprouvons. Mais nous apportons la plus grande preuve d’amour lorsque nous satisfaisons à un besoin, comblons un manque et répondons à une attente. Aimer son prochain comme soi-même, c’est l’aimer pour lui-même comme nous nous aimons en soi, d’un amour qui prend sa source dans la joie (que stann Rougier allait jusqu’à appeler « le prodige) d’exister. La joie d’exister précède la joie de vivre et est au commencement de l’amour de soi.