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jeudi 10 mai 2018

L’IVRAIE DES IDÉES REÇUES


Je viens d’achever la lecture du dictionnaire des idées reçues de Flaubert. L’envie m’en a pris après que j’ai hasardé sur « le blog de Bilger », comme dirait Patrice Charoulet, que Flaubert ne se prononçait pas tant sur la recevabilité de ces idées ni n’incitait à toute force à démanteler ces préjugés, qu’il ne notait tout simplement que ces idées étaient reçues. Apparemment, Flaubert entendait dresser le catalogue des « Clichés de la société française » qu’il appelait aussi les « opinions chics ». C’est dire que Flaubert se faisait une idée du chic qui allait au rebours de ce que nous entendons aujourd’hui par le snobisme, puisqu’il semble bien que les opinions chics exposées par Flaubert recensent celles de la majorité un peu cultivée et bourgeoise de son temps, alors qu’aujourd’hui, le snobisme désigne l’avant-garde, et dessine les contreforts de cette noblesse « sine nobilitate » qui se croit en avance sur son temps parce qu’elle énonce et voudrait bien conjuguer des opinions paradoxales et transgressives. Or les opinions recueillies par Flaubert semblent tellement lui appartenir, pour certaines,  qu’elles pourraient dessiner le portrait moral  de ce voltairien qui se vautre, comme Rimbaud, dans certaines notations grossières comme celles sur l’odeur des pieds, mais  refuse de sentir le soufre comme « l’homme aux semelles de vent », refuse d’être « absolument moderne » et semble se réfugier dans l’hygiène et dans la santé parce qu’il l’a fragile,parce qu’il est frère de médecin, parce qu’il se prend pour l’idiot de la famille ?

 

Flaubert le pourfendeur est l’un des précurseurs du dictionnaire amoureux. L’apologie de ses petites médiocrités personnelles perce sous le dictionnaire impersonnel. Il est le précurseur de l’abécédaire et de la pensée classée. Paradoxe de l’un des plus grands prosateurs de la langue française, dont on ne cesse de parler du gueuloir, qui nous a présenté dans Madame Bovary parmi les plus beaux chefs-d’œuvre de la narration, mais qui est doté d’un caractère de nihiliste à alcoolfort, tellement qu’il collige travers et hérésies, dont il fera trois prototypes du « roman sur rien » qu’il rêvait d’écrire, avec la tentation de saint-Antoine, Bouvard et Pécuchet, et  ce dictionnaire des idées reçues avant tout par lui-même, qui n’est pas tout à faitMonsieur Homais parce qu’il ne se prend pas au sérieux comme le pharmacien, mais qui a quand même, lui qui éprouve de l’aversion à ce que l’on tonne contre les forts en thème,  un scientisme et un voltairianisme à dégoûter Baudelaire, sans parler de son amitié pour George  Sand.  « On s’ennuie en France parce que tout le monde y ressemble à Voltaire », écrivait l’auteur de fusées.  « La dame Sand est le prud’homme de l’immoralité. […] Elle a le fameux style coulant, cher aux bourgeois. Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde. Voir la préface de Mademoiselle La Quintinie, elle prétend que les vrais chrétiens ne croient pas à l’enfer. Elle a de bonnes raisons pour vouloir supprimer l’enfer. »

 

Flaubert ne le supprime pas. Deux de ses trois livres nihilistes, les idées et la tentation, sont inachevés, comme si la mort avait aggravé l’achèvement nihiliste et la disparition du bourgeois de Croisset dans le refus du déclassement et l’absence de radicalité, car Flaubert n’est pas Sénécal. Il connaît l’enfer du cynisme et du paradoxe, celui-ci ne consistant pas tant à professer une opinion provocatrice, différente et contradictoire, qu’à endosser dans son corps la pensée qui répugne à son esprit : le cynisme est d’abord intérieur. L’intelligence de Flaubert répugne à tant d’idées graveleuses, conservatrices et grasses, qui sont pourtant les siennes et qu’il serait inutile de déraciner, car colliger les idées reçues n’est pas dénoncer la doxa.

 

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