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mercredi 11 janvier 2017

Trois expériences estudiantines en "intégration"

TROIS INCLUSIONS UNIVERSITAIRES A VINGT ANS DE DISTANCE (Témoignage rédigé à la demande de M. Jacques BERMONT) Déficient visuel licencié en lettres et titulaire d’un CAPES dont j’ai perdu le bénéfice, j’ai connu deux expériences estudiantines : la première entre 1990 et 1993, à l’université Paris 4 Sorbonne, à l’issue de mon baccalauréat, la seconde entre 2013 et 2015, d’abord à l’université Lille 3 puis à l’université Paris 3 Sorbonne nouvelle, pour une reprise d’études suivie d’une réorientation. Ma première expérience s’est déroulée, si je puis dire, à l’ancienne. Je sortais de deux années d’intégration dans le privé, très bien accompagné par un SESAD. Je suis arrivé à la faculté sans beaucoup m’inquiéter si des aménagements étaient prévus pour moi, pariant qu’il n’en existait pas. Je savais vaguement que l’Institut national des jeunes aveugles (INJA) transcrivait les sujets d’examen pour ses anciens élèves reconnus dépendre de son service de transcription. C’est la seule mesure que je demandai au chancelier de l’Université. Cela me fut accordé, mais La mise en place de la mesure se fit après une prise de bec assez épique avec la directrice du service des examens. Mais dès lors qu’une routine s’était installée et dans la mesure où je ne demandais rien d’autre, le suivi se faisait régulièrement. J’étais noyé dans la masse des étudiants, et on tenait si peu compte de mon handicap que j’ai appris l’existence d’un congrès où étaient réunis des étudiants déficients visuels en passant avec un appariteur devant l’endroit où ce congrès se déroulait. J’étais relativement vexé de ne pas y avoir été convié, dans la mesure où d’anciens condisciples connus dans l’enseignement spécialisé y participaient ; mais comme je ne faisais rien pour me signaler comme aveugle, je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Je n’ai pas le souvenir d’avoir lu les polycopiés que nous distribuaient les professeurs, mais les lit-on jamais ? Je ne fréquentais pas la bibliothèque de la Sorbonne. Mais il existait à Paris l’association des auxiliaires des aveugles qui nous rendaient deux types de service : elle mettait à notre disposition des lecteurs à raison de deux fois par semaine. On pouvait excéder cette faible quotité pour peu qu’on devînt ami de l’un d’entre eux, ce qui m’est presque toujours arrivé, mais deux fois de façon plus marquante. Les auxiliaires des aveugles pouvaient aussi nous enregistrer des ouvrages. Avec mes lecteurs, j’avais l’habitude de me rendre, soit dans un lieu que les secrétaires de l’UFR (unité de formation et de recherche) de littérature française mettaient gracieusement à notre disposition, soit à la bibliothèque sainte-Geneviève où nous pouvions nous tenir près de la salle de bibliothèque, assis à une table qu’on nous avançait, sur un lieu de passage. Pour compléter mes besoins de lecture, j’empruntais les ouvrages au programme à la bibliothèque Braille de l’association valentin Haüy (AVH) quand ils figuraient à son catalogue. L’ennui était que la bibliothèque ne possédait qu’un exemplaire de chaque ouvrage, et il n’était pas rare que je le lise beaucoup plus tard que le moment au cours duquel nous l’étudions. Les ouvrages étaient volumineux, je portais lourd. (La RECHERCHE DU TEMPS PERDU DE Proust comportait cent trois volumes, les trois livres des ESSAIS de Montaigne en comportaient quarante-sept. Je les cherchais par séries. Il était impossible de revenir sur des passages d’un livre qu’on était en train de lire. Ma lecture s’en ressentait, trop imprécise pour être universitaire. Je manquais de curiosité pour chercher des ouvrages en éditions bilingues : Français-latin, Français-Allemand. Je ne travaillais qu’avec les deux associations que j’ai citées. Je n’ignorais pas que d’autres existaient, mais je n’avais pas l’idée de m’adresser à elles. Je vivais seul, bénéficiais d’une aide familiale assez restreinte (ma mère et ma tante avaient bien entrepris de m’enregistrer LES MEMOIRES de Saint-Simon), ma famille habitait Mulhouse et moi la banlieue parisienne, je n’avais pas d’auxiliaire de vie, il m’aurait été difficile d’assurer une correspondance avec davantage d’associations. Rétrospectivement, j’y aurais certainement gagné. J’ignore même s’il existait un « relais handicap » à la Sorbonne. Je ne crois pas, car le peu de personnes qui étaient dans ma situation et avec qui il m’arrivait de suivre des cours avait l’air de se débrouiller comme moi. Mon système a montré ses limites quand je suis arrivé en maîtrise et quand j’ai, un an plus tard, tenté de passer une équivalence en philosophie. A la Sorbonne, on lisait en Français et en grec. Je ne savais pas lire le Grec. Quant à mon mémoire de maîtrise, je l’avais placé sous la direction d’un spécialiste de Montaigne dont je ne me doutais pas à quel point il était pointilleux. J’avais beau lui avoir proposé un sujet très général, qui nécessitait, pensais-je, peu de bibliographie secondaire, sa formation de chartiste ne concevait pas, non seulement que je méconnaisse cette bibliographie, mais que je n’étudie pas les variantes entre les quatre éditions des ESSAIS de Montaigne. Une telle quantité de lecture ne m’était pas possible avec le dispositif qui m’était consenti par les Auxiliaires des aveugles, même amélioré par l’amitié avec les lecteurs. Ce mémoire, que j’avais l’intention de taper à la machine (je ne possédais pas d’ordinateur, n’avais pas appris l’informatique et n’avais pas adressé de demande à l’AGEFIHP pour bénéficier des cinquante mille francs qu’elle attribuait pour un tel équipement), était mort-né. Ma seconde expérience était le fruit d’une volonté de me resocialiser. Trop d’années passées à penser le monde dans ma chambre, à écrire en soliloquant, à entretenir l’espoir d’être publié sans achever un seul ouvrage, m’ont convaincu de me désédentariser et de me réimmerger dans « le monde réel ». Ma compagne et moi avions migré à Mulhouse et étions ouverts à reconfigurer notre mode de vie, elle restant à Mulhouse et moi faisant des allers-retours entre Mulhouse et Lille, ville où elle avait des attaches et dont j’aimais l’état d’esprit. Je suis parti en prospective avec l’idée de reprendre mes études où je les avais laissées, avec un débouché professionnel possible à travers le CAPES. Courant juillet, j’ai visité la faculté et son « relais handicap ». On m’y a promis monts et merveilles. On m’a fait miroiter la possibilité d’un tutorat étudiant pour accompagner mes études. Je me suis dit que l’absence d’aide humaine institutionnalisée avait fait terminer les précédentes dans un cul-de-sac. Entre temps, je m’étais mis à l’informatique, beaucoup d’ouvrages étaient numérisés, la bibliothèque numérique francophone adaptée (BNFA) et Gallica existaient, je partais donc gagnant, persuadé que j’avais toutes mes chances… C’était sans compter une première déconvenue personnelle. Au premier cours de didactique, je réalisais que la plupart des filles de ma promotion aimaient faire classe, aimaient le tableau noir, comme si elles allaient continuer de jouer à la poupée avec des élèves. J’ai réalisé alors que je détestais l’idée même de classe, ce regroupement non affinitaire d’élèves, et de faire classe : je n’avais aucune présence physique, je n’étais pas bon acteur. Lorsqu’un peu plus tard, j’ai rencontré le médecin au cours de la visite médicale qui devait décider de la manière dont le « relais handicap » allait me seconder, j’ai appris, dépité et stupéfait, que je n’avais pas droit à un tutorat étudiant, que les textes étaient très clairs et qu’un aveugle comme moi ne pouvait y prétendre. Que ne me l’avait-on fait savoir avant ! Le « relais handicap » s’engageait tout juste à transcrire (très mal) mes sujets d’examen et à aménager les conditions dans lesquelles je les passerais : salle séparée, tiers temps, secrétaire. J’en étais donc au même point qu’à la Sorbonne, avec des effets d’annonce dues à l’air du temps et à la loi de 2005, qui ne débouchaient sur rien de concret. Pis encore, je n’avais droit au financement d’aucun matériel. L’AGEFIHP n’assurait plus l’équipement de personnes non professionnelles. Les étudiants devaient s’adresser à la MDPH (maison départementale des personnes handicapées) Le service de médecine préventive de Lille 3 avait demandé et obtenu une délégation de compétence de la MDPH dans le domaine universitaire. L’intention était louable : les étudiants n’auraient pas à attendre que la MDPH instruise leur dossier, ce qui pouvait prendre plusieurs mois. Mais comme la dotation du « relais handicap » était faible, le parti avait été pris de ne pas assurer de financements en dehors de cas médicaux très lourds. Le « relais handicap » tenait aussi à prévenir les étudiants qui dépendaient de lui qu’il ne les accompagnerait pas dans les salles de cours. Il ne leur faisait pas non plus visiter la faculté. L’ESPE (école supérieure de l’enseignement et du professorat) s’était proposée, via ma professeure de didactique, de suppléer aux carences de matériel qui étaient les miennes, voire de déléguer un assistant d’éducation qui m’aurait servi d’auxiliaire de vie étudiante (l’Université de Mulhouse met à la disposition de ses étudiants en situation de handicap un auxiliaire de vie scolaire…). Renseignements pris, la chose n’aurait été possible qu’à compter de mon intégration dans l’Éducation nationale en qualité de professeur stagiaire. Les courriels rendaient plus facile la communication avec les professeurs. Presque tous faisaient preuve de bonne volonté et acceptaient de me transmettre une version numérique des polycopiés qu’ils distribuaient. Mes relations avec mes camarades de promo étaient inexistantes. Je croyais avoir touché le fond à la Sorbonne, ce fut bien pire à Lille. Pourtant je n’étais plus sauvage et j’étais prêt à faire les efforts nécessaires pour que les relations soient spontanées. Aucune coopération en dehors des cours ne s’avéra possible, jamais de travail en commun. Lorsqu’à la fin de l’année, me voyant admis au CAPES dans le premier quart des candidats au concours, l’étudiante la plus prompte aux prises de parole et à s’inscrire pour faire des exposés me dit que j’avais donné à tous une leçon de vie, je me suis retenu de lui répondre que ça me faisait une belle jambe. Au bout de six mois de cette vie lilloise, je me suis rendu à l’évidence qu’il fallait me réorienter. Sans doute aurais-je dû rapidement prendre contact avec le bureau du recrutement de l’Académie de Lille pour préparer mon intégration au sein de l’Éducation nationale afin de faire de l’enseignement alternatif. J’ai eu le tort de supposer que je n’y trouverais pas d’interlocuteur, ce qui n’était pas déraisonnable au regard du peu de relations que nous avions avec le ministère, qui devrait repenser sa gestion des ressources humaines : il n’est pas étonnant que tant d’enseignants démissionnent. Ayant toujours voulu faire des études qui soient au confluent de la littérature et du droit et après avoir pris conseil auprès du CIO (centre d’informations et d’orientation) de Lille 3, j’optai pour une licence professionnelle d’écrivain public, conseil en écriture, qui était dispensée à Paris 3, à raison de deux journées de cours par semaine, ce qui me permettait de garder un pied à terre à Lille, éventuellement pour rattraper les UV de master que je n’avais pas passées, et de pouvoir vivre entre trois villes. La vie auprès d’étudiants plus âgés, expérimentés, aguerris, souvent en reconversion professionnelle, habités par une fibre sociale, fut le jour et la nuit par rapport à ce que j’avais connu à Lille, où ceux qui se préparaient à s’engager dans le métier d’enseignant le faisaient généralement à l’issue d’une scolarité sans encombre et d’une vie sans heurts. Tout me plaisait, de l’enseignement à la croisée des lettres, du droit, et de la sociologie à l’ambiance qui régnait entre nous. J’étais parfaitement intégré dans la promotion. J’allais jusqu’à suivre des cours d’informatique avec tout le monde. J’avais l’intention de les actualiser et de les compléter avec un centre de formation à distance en informatique adaptée, qui ne m’aurait pas été financé par l’Université, mais qui, étant la création d’un militant de la cause, était très peu onéreux. Le « relais handicap » de Paris 3 était dans une vraie démarche d’accompagnement. Il ne se contentait pas de transcrire (très bien) des sujets d’examen, mais il numérisait aussi des ouvrages à la demande. Il était prêt, le cas échéant, à transcrire des polycopiés. J’ai dû mettre un terme à cette formation, ma compagne étant atteinte d’une compression médullaire qui la paralysait, allant jusqu’à nécessiter son alitement pendant trois mois, et donc ma présence à ses côtés. C’est à regret que je n’ai pas pu mener cette licence professionnelle à son terme. Julien WEINZAEPFLEN

1 commentaire:

  1. Quel beau et émouvant témoignage tu fais là, toi aussi! Les carences de la loi de 2005 ne sont plus hélas à prouver et comme de nbr amendements ou textes de loi, les effets pervers sont souvent pire que le résultat que l'on escompte. J'espère que même en l'absence de cette licence pro tu exerce tes talents ailleurs que sur ce blog et tweeter, car tu en as de réels et ta culture ne manque jamais de nous surprendre Michel et moi. Fabienne Garrigues

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