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lundi 12 mars 2018

La littérature et la prohibition de l'inceste


 
Il ne faut pas douter de tout. Il ne faut pas douter de l’inceste subi par Christine Angot, d’abord parce que dans notre pays cartésien fondé sur le doute et où donc le doute devrait être permis, on n’a plus le droit de douter de rien, et le doute ne bénéficie plus à l’accusé. Je sais bien, Pierre Angot n’est plus là pour se défendre. Philippe (Angot), lève-toi et défends si tu peux la mémoire de ton père. J’écoute. Philippe Angot ne se lève pas et reste bien silencieux. Ne plus jamais croire à la « version officielle » est une autre pathologie du doute. En ce qui concerne Christine Angot, un trauma sécrète à l’évidence cette écriture haletante, ce souffle et cette exhibition. Il n’est pas surjoué. Mais pour une qui ne surjoue pas, combien surjouent ! Prenez Delphine de Vigan. Elle écrit mieux que Christine Angot. Enfin son écriture est plus blanche, moins raturée. Mais dans rien ne s’oppose à la nuit, tout ce qui est censé constituer l’abomination de la désolation pour notre société sans qu’elle en souffre, tout est convoqué,  tout est là : le vichysme du grand-père Georges, les viols sur les amies de ses filles sinon les incestes du même grand-père dévoyé, les bons côtés du vieux pervers, d’un admirable dévouement pour son fils Tom handicapé, donc le procès à l’ancêtre, et la folie, enfin, autre sujet de société, le droit de mourir dans la dignité de Lucile malade, quiprocède elle-même à son suicide, enfin peut-être, à moins qu’elle ne meure dans son lit de sa longue maladie, mais ce serait moins littéraire. Profitant du succès de Delphine de Vigan, Félicité Herzog, Areva, dézingue, dégomme l’icône de son père Maurice, ce héros. C’est la grande victimisation ! On est passé de la littérature épique ou chevaleresque à la littérature victimiste, où les héros sont les victimes. Seules les victimes font des exploits, honte à leurs exploiteurs ! La folie n’existe pas, on est toujours l’aliéné de quelqu’un, honte aux aliénateurs ! La brèche ne s’est pas ouverte par le transpercement du coussin familier par la petite fille délicieuse, bien avant que naisse sa sœur au mauvais caractère. (Cf. Enfance de Nathalie Sarraute, qui découvrit le « senti hors des mots » et la sous-conversation dans le trou du coussin au tissu déchiré.)

 

Le pont qui a fait passer la littérature de l’héroïsation à la victimisation furent Les Confessions de Rousseau, tentative par un auteur protestant de se justifier contre l’affirmation protestante que personne n’est juste devant Dieu et que Dieu seul justifie. Rousseau dressa un déisme bonhomme contre le christianisme tourmenté et culpabilisateur (la profession de foi d’un vicaire savoyard). Mem si Luther a protesté contre la simonie et les indulgences avant de cautionner ses protecteurs qui mataient les paysans en son nom, le protestantisme s’est élevé, spirituellement, contre la culpabilité. La psychanalyse lui a emboîtée le pas – on sait que Christine Angot en est férue – appliquant l’inversion accusatoire contre la loi du devoir : « Déshonore ton père et ta mère afin d’avoir longue vie de victime sur la terre, même si la civilisation ne doit pas y survivre, à qui nous apportons la peste, tout en déplorant son malaise. » Les victimes ont traduit : « C’est de ta faute si je suis fêlée », en envahissant prétoires et maisons d’édition.  Mais la judéité freudienne n’a pas pris la Carthage romaine (cf. E. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France) : la culpabilité est un stade que l’on ne dépasse jamais. Freud, l’Austro-hongrois, écrivait dans une langue empreintée par Luther. Pourquoi vouliez-vous qu’il réussisse où celui qui avait codifié la langue allemande en traduisant la Bible avait échoué ? « Au commencement de ma montée dans un taxi, métaphore de mon entrée dans la vie, était la charge de la dette, indiquée sur le compteur. Schuld à tous les étages ! Au commencement était le meurtre de la horde primitive. Tous les parents se verront instruire un procès en éducation manquée, car on manque immanquablement son éducation, mais la justice doit être rendue au nom des victimes. Patient, il faut que paye le responsable de ta fêlure. » Permettez-moi pour ma part de préférer le péché originel dans sa dimension universelle et non comme prétexte à tant d’attaques ad hominem, tant de recherches de responsables des accidents ou catastrophes naturelles, tant de boucs émissaires et d’attaques personnelles.

 

Freud a prétendu sans le prouver que la civilisation était fondée sur la prohibition de l’inceste. On aurait pu s’attendre à ce qu’une civilisation qu’il avait tant influencée eût retenu la leçon. On découvrit il y a quelques années que l’inceste n’était pas interdit par la loi. Quelques députés essayèrent laborieusement de mettre fin à cette anomalie. Mais on découvre à présent qu’un coupable de détournement de mineurs n’est pas présumé avoir abusé d’une enfant de onze ans, car il n’y a pas d’âge minimum prévu au consentement sexuel. Et cela nous arrive pendant que notre société permissive et légaliste a prétendu moraliser la libération sexuelle, qui peut pornographier à découvert à condition de sortir couvert, en dressant le tabou de la pédophilie, tabou purement éthique et nullement juridique, comme on voit. Seul le viol est un crime (depuis 1977), pas le viol d’un enfant, car on ne peut le punir en vertu de son caractère spécifique.

 

Mais vérifions que la prohibition de l’inceste soit à l’origine de la civilisation. L’endogamie est la seule alternative au monogénisme, écrivait tranquillement saint Augustin, qui supposait que, pour élargir la famille d’Adam et Eve, les frères aient engrossé les sœurs, cependant que Caïn s’inquiétait lorsque Dieu prononça son exil : « Mais si je rencontre quelqu’un ! Ne va-t-il pas me tuer ? » Dieu ne protesta pas qu’il ne pourrait rencontrer quelqu’un puisqu’il n’y avait personne, mais Il traça un signe sur sa tête pour éviter qu’il ne lui arrive malheur. Et quant au Père Philippe Dautey, il explique dans l’introduction de son traité d’anthropologie biblique que la relation entre la fille (Création) et le père (Créateur) est une relation sacrée, d’où viendrait selon lui l’interdit de l’inceste.

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