Il ne faut pas douter
de tout. Il ne faut pas douter de l’inceste subi par Christine Angot, d’abord
parce que dans notre pays cartésien fondé sur le doute et où donc le doute
devrait être permis, on n’a plus le droit de douter de rien, et le doute ne
bénéficie plus à l’accusé. Je sais bien, Pierre Angot n’est plus là pour se
défendre. Philippe (Angot), lève-toi et défends si tu peux la mémoire de ton
père. J’écoute. Philippe Angot ne se lève pas et reste bien silencieux. Ne plus
jamais croire à la « version officielle » est une autre pathologie du
doute. En ce qui concerne Christine Angot, un trauma sécrète à l’évidence cette
écriture haletante, ce souffle et cette exhibition. Il n’est pas surjoué. Mais
pour une qui ne surjoue pas, combien surjouent ! Prenez Delphine de Vigan.
Elle écrit mieux que Christine Angot. Enfin son écriture est plus blanche,
moins raturée. Mais dans rien ne s’oppose
à la nuit, tout ce qui est censé constituer l’abomination de la
désolation pour notre société sans qu’elle en souffre, tout est convoqué, tout est là : le vichysme du grand-père Georges,
les viols sur les amies de ses filles sinon les incestes du même grand-père
dévoyé, les bons côtés du vieux pervers, d’un admirable dévouement pour son
fils Tom handicapé, donc le procès à l’ancêtre, et la folie, enfin, autre sujet
de société, le droit de mourir dans la dignité de Lucile malade, quiprocède
elle-même à son suicide, enfin peut-être, à moins qu’elle ne meure dans son lit
de sa longue maladie, mais ce serait moins littéraire. Profitant du succès de
Delphine de Vigan, Félicité Herzog, Areva, dézingue, dégomme l’icône de son
père Maurice, ce héros. C’est la grande victimisation ! On est passé de la
littérature épique ou chevaleresque à la littérature victimiste, où les héros
sont les victimes. Seules les victimes font des exploits, honte à leurs
exploiteurs ! La folie n’existe pas, on est toujours l’aliéné de quelqu’un,
honte aux aliénateurs ! La brèche ne s’est pas ouverte par le
transpercement du coussin familier par la petite fille délicieuse, bien avant
que naisse sa sœur au mauvais caractère. (Cf. Enfance de Nathalie Sarraute, qui découvrit le « senti
hors des mots » et la sous-conversation dans le trou du coussin au tissu
déchiré.)
Le pont qui a
fait passer la littérature de l’héroïsation à la victimisation furent Les Confessions de Rousseau,
tentative par un auteur protestant de se justifier contre l’affirmation
protestante que personne n’est juste devant Dieu et que Dieu seul justifie. Rousseau
dressa un déisme bonhomme contre le christianisme tourmenté et culpabilisateur
(la profession de foi d’un vicaire savoyard). Mem si Luther a protesté contre
la simonie et les indulgences avant de cautionner ses protecteurs qui mataient
les paysans en son nom, le protestantisme s’est élevé, spirituellement, contre
la culpabilité. La psychanalyse lui a emboîtée le pas – on sait que
Christine Angot en est férue – appliquant l’inversion accusatoire contre
la loi du devoir : « Déshonore ton père et ta mère afin d’avoir longue
vie de victime sur la terre, même si la civilisation ne doit pas y survivre, à
qui nous apportons la peste, tout en déplorant son malaise. » Les victimes
ont traduit : « C’est de ta faute si je suis fêlée », en
envahissant prétoires et maisons d’édition. Mais la judéité freudienne n’a pas pris la
Carthage romaine (cf. E. Roudinesco, Histoire
de la psychanalyse en France) : la culpabilité est un stade que
l’on ne dépasse jamais. Freud, l’Austro-hongrois, écrivait dans une langue
empreintée par Luther. Pourquoi vouliez-vous qu’il réussisse où celui qui avait
codifié la langue allemande en traduisant la Bible avait échoué ? « Au
commencement de ma montée dans un taxi, métaphore de mon entrée dans la vie,
était la charge de la dette, indiquée sur le compteur. Schuld à tous les étages !
Au commencement était le meurtre de la horde primitive. Tous les parents se
verront instruire un procès en éducation manquée, car on manque immanquablement
son éducation, mais la justice doit être rendue au nom des victimes. Patient,
il faut que paye le responsable de ta fêlure. » Permettez-moi pour ma part
de préférer le péché originel dans sa dimension universelle et non comme
prétexte à tant d’attaques ad hominem, tant de recherches de responsables des
accidents ou catastrophes naturelles, tant de boucs émissaires et d’attaques
personnelles.
Freud a
prétendu sans le prouver que la civilisation était fondée sur la prohibition de
l’inceste. On aurait pu s’attendre à ce qu’une civilisation qu’il avait tant
influencée eût retenu la leçon. On découvrit il y a quelques années que l’inceste
n’était pas interdit par la loi. Quelques députés essayèrent laborieusement de
mettre fin à cette anomalie. Mais on découvre à présent qu’un coupable de
détournement de mineurs n’est pas présumé avoir abusé d’une enfant de onze ans,
car il n’y a pas d’âge minimum prévu au consentement sexuel. Et cela nous
arrive pendant que notre société permissive et légaliste a prétendu moraliser la
libération sexuelle, qui peut pornographier à découvert à condition de sortir
couvert, en dressant le tabou de la pédophilie, tabou purement éthique et
nullement juridique, comme on voit. Seul le viol est un crime (depuis 1977),
pas le viol d’un enfant, car on ne peut le punir en vertu de son caractère
spécifique.
Mais vérifions
que la prohibition de l’inceste soit à l’origine de la civilisation. L’endogamie
est la seule alternative au monogénisme, écrivait tranquillement saint
Augustin, qui supposait que, pour élargir la famille d’Adam et Eve, les frères
aient engrossé les sœurs, cependant que Caïn s’inquiétait lorsque Dieu prononça
son exil : « Mais si je rencontre quelqu’un ! Ne va-t-il pas me
tuer ? » Dieu ne protesta pas qu’il ne pourrait rencontrer quelqu’un
puisqu’il n’y avait personne, mais Il traça un signe sur sa tête pour éviter qu’il
ne lui arrive malheur. Et quant au Père Philippe Dautey, il explique dans l’introduction
de son traité d’anthropologie biblique
que la relation entre la fille (Création) et le père (Créateur) est une
relation sacrée, d’où viendrait selon lui l’interdit de l’inceste.
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