http://www.philippebilger.com/blog/2018/03/entretien-avec-didier-barbelivien.html
Cher Monsieur Bilger,
J'aime quand vous travaillez à
votre compte, non point pour des médias qui vous font piger, parler ou
interviewer, mais quand vous êtes un maïeuticien qui fixe lui-même les règles
de l'approfondissement et de l'entretien. Cette maïeutique a ainsi permis de révéler,
dans des registres très différents, le fond tourmenté d'un Henri Guaino qui ne
passera jamais du plan à la politique active parce que trop écorché vif, et les
espérances d'un Olivier Besancenot ou de la victoire par la lutte, course que
vos questions découvrent entée sur un but et non point faite à corps perdu,
quoi qu'on pense de cette course et de ce but.
Savoir interroger donne crédit à
votre ambition d'être un maître de la parole. Car sans être un caméléon de
l'autre, il faut le comprendre avant de le combattre à supposer qu'on ait à le faire
; il faut se couler dans sa pensée avant de dispenser la nôtre ; il faut croire
pour un instant de dépassement de l'ego qu'il a plus d'importance que nous ;
il faut en être le révélateur pour qu’il nous révèle à nous-mêmes.
Pourquoi Didier Barbelivien me
met-il mal à l'aise depuis quelque temps ? J'aurais pourtant tout lieu de
l'aimer sans réserve : C’est un « artiste de variété » qui fait de la
chanson populaire. Mais voilà : d'abord il a vieilli et ne rougit plus d'être
l'ami des puissants. En ce qui me concerne, peu me chaut qu'il soit celui de
Sarkozy. Mais peut-on être un saltimbanque embourgeoisé ? Peut-on faire le
métier de Brassens et aimer les dîners en ville avec les gens qui comptent ?
Ensuite, Didier Barbelivien avoue
lui-même avoir été caméléon. Il copie tout parce que tout l'influence. Or un
artiste est d'abord un univers. Bach copiait de la musique pour découvrir le
sien en filtrant les influences. Gérard Lenormand s'est imaginé retrouver une
popularité en orchestrant à la façon des années 90 quand on est entré dans ces
années-là. Serge Lama a failli de la même manière sacrifier sa veine tragique à
la rythmique ou à la mode acoustique. Or une chanson peut être la poésie des
temps modernes. Je dis souvent que Baudelaire vieillit plus mal que Brel.
Didier Barbelivien ne s'est jamais pris ou fait prendre pour un poète, mais il
incarnait l'adolescence. Or voici qu'il donne à "La Vie" ses
entretiens sur la foi ou se pose en ami des puissants. Et par là il se perd
pour le peuple qu'il a tant fait rêver d'amourettes en lui faisant danser des
slows avec les copines de l’école qu'il regardait avec plus d'amour que Vincent
Delerme ne considérait "Les filles de 1973" qui "ont trente
ans", elles qui « faisaient des résumés », qu’y a-t-il derrière
le cliché ? On ne peut pas demander
à Didier Barbelivien de changer d'amis. A-t-on le droit de lui conseiller de se
rapprocher de lui-même ? Qui est-on pour le faire ? S'est-on soi-même atteint ?
Non, car la fatalité de la destinée humaine veut qu’on ne s’atteigne jamais.
Dieu nous a faits en sorte que nous ne puissions pas nous atteindre afin que
nous ayons à Le chercher pour être divinisés par Lui.
Et Didier Barbelivien s’en
explique. Son image de lui-même était celle d’un chanteur engagé, contrairement
à Bob Dilan qui a joué la carte de l’engagement pour avoir quelque chose à écrire.
Il n’a pas dû se dégager comme Régis Debray. Au contraire il n’a jamais réussi
à faire passer son engagement. Du coup il se retrouve pris dans la tourmente de
ce degré zéro de l’engagement où nous sommes et où nous sommes tous contre le
terrorisme au risque de nous prendre pour Charlie. C’est Renaud qui commence sa
carrière en promettant que la société ne l’aura pas et la finit, chanteur à
bout de souffle, en embrassant un flic.
C’est Pierre Perret qui fait scandale en parlant du zizi du pape qui fait des
bulles et sort il y a quelques années un album hygiéniste contre les marchands
de tabac et les marchands de canon. Et c’est Didier Barbelivien qui n’est pas
contre la peine de mort comme Jullos Beaucarne et qui n’est pas pour comme Michel
Sardou, mais qui est contre les assassins comme tout le monde, bien que tout le
monde lise des romans policiers et regarde l’esprit
criminel.
Barbelivien n’est pas Brel parce
qu’il ne se prend pas pour Casanova. Il n’est pas comme moi, qui ai peine à ne
pas être « presque aussi saoul que moi ».
J’aime la notation de l’ami
Barbelivien sur Léo Ferré : c’était avant tout un comédien. À un moment
donné, j’ai soupçonné les larmes qu’il versait chaque fois qu’il passait à la
télé d’être feintes. Mais ce que j’en dis est sans doute influencé parce que je
me fais de moi l’image d’un personnage tragi-comique. Seul l’ami Didier Barbelivien
pourrait nous dire si Léo Ferré jouait la comédie des larmes.
« Ce n’est pas sa mort qui
me fait de la peine, Mais de ne plus voir mon père qui danse. » C’est une
des plus belles déclarations d’amour paternel que j’aie entendues, après celle
de Le Pen disant que le mort le plus important de la guerre, c’était son père.
Et mettre ces paroles dans la bouche de Michel Sardou est d’une grande
sensibilité si mes propres antennes ne me trompent pas, car Michel Sardou a
toujours été à la recherche de la bénédiction et de l’image de son père, qui ne
pouvait que partir trop tôt à ses yeux, le laissant seul avec l’encombrante Jackie :
« Michel, souris ! » « Je n’aurais jamais cru que ma mère
ait su faire un enfant. » Quand j’écoutais moi-même enfant Sardou chanter
son père, j’avais l’impression qu’il l’avait perdu très jeune. Eh bien non.
Merci, Didier Barbelivien, d’être
comme tout un chacun un homme insuffisant, mais qui par exception a su nous
enchanter, et merci, Philippe Bilger, d’avoir su nous le révéler.
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