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lundi 8 août 2016

Philosophie de la phrase

J’aime les idées, mais je ne suis pas un penseur. La phrase est de la synthèse qui voudrait analyser. Notre époque aime la synthèse et fait l’ellipse de l’analyse. Comme je ne suis pas elliptique, je ne me crois pas de mon temps. Je crois ne pas aimer mon époque alors que je suis synthétique et même si je ne suis pas elliptique. Notre époque croit que la phrase est de l’analyse et elle en fait l’ellipse. Le pronom possessif de la première personne du pluriel antéposé à « époque » dépersonnalise le mot qu’il détermine et son emploi est ridicule. S’agit-il de sonder l’air du temps ou de peindre mes époques ? Je ne sais ni décrire ni dépeindre. Je suis seulement le fils d’un peintre de sexe féminin. Comment caractériser la culture d’une époque (ce déterminant indéfini la générise pour hameçonner l’infini et le ramener sur ce rivage textuel) qui fait l’ellipse de la phrase ? La production culturelle de notre époque est fulgurante, mais manque de liant. La synthèse est une ardeur. La fulgurance naît de cette ardeur. Mais le feu de l’ardeur synthétique se neutralise pour n’être pas éteint par l’eau de l’analyse. L’analyse apporte à l’ardeur de la synthèse une sorte de plastique. Il nous manque cette plastique. Nous sommes fulgurants et fragmentaires. C’est pourquoi le niveau de la production culturelle de notre époque baisse malgré sa fulgurance. Le ton réactionnaire (réagir, c’est s’exposer à l’insulte) de cet oracle a réclamé de moi que je me ridiculise en repassant au « notre ». Cette époque est nôtre, elle manque de plastique et nous sommes des fulgurants fragmentaires. Mais pourquoi la phrase résiste-t-elle à l’analyse ? Tant qu’elle s’intègre dans le discours, elle n’y résiste pas. Mais le but de la phrase est de devenir une phrase, de définir en devenant indéfinie, d’être ramassée comme un trophée pour être citée à comparaître. Dans la citation, la phrase trouve un caractère orphique qui prouve que la phrase est le véritable mètre de la poésie. La poésie tend vers la phrase, mais prosternée, elle l’oublie en rampant dans le rythme. La phrase résiste à l’analyse parce que l’analytique n’est pas sa fin. La phrase a l’apparence de l’analyse et la réalité de la synthèse. Ce qui fait croire qu’elle est analytique est qu’elle n’est elliptique qu’à contre-cœur ou à contre-génie. La phrase, de couleur analytique, passe pour la prédication d’un thème. Le croire, c’est omettre la circonstance. La phrase est construite pour être formulée comme l’addition du thème et du prédicat. On retrouve la même illusion dans la formulation qui la définit comme sujet, verbe, complément. Ici, l’illusion est double, car la vraie formule serait : sujet, verbe, attribut. Mais on raisonne toujours en l’absence de circonstance. Que vienne se placer, surtout en tête de phrase, un complément circonstanciel, et l’édifice grammaticale vacille. La circonstance renverse la prédication. La circonstance fait tout vaciller. Je n’aime pas que l’on parle de « doctrine des circonstance», mais y a-t-il une histoire humaine qui ne soit pas l’amalgame d’un caractère avec des tribulations ? Notre caractère est notre vision. Notre vision entraîne une prévision, mais la circonstance renverse cette prévision pour finalement nous faire nous ressembler mieux que si tout s’était passé comme prévu. Grâce à la circonstance, nous trouvons notre ressemblance. L’image est un travail du développement analytique. La ressemblance éjecte l’image au moyen de ce qui paraît le contraire d’un travail. La circonstance n’est pas travaillée, mais elle s’est peut-être travaillée, ou quelqu’un a programmé les tribulations pour que nous y trouvions la ressemblance. Si Dieu était le programmateur des tribulations, il aurait permis l’épreuve à seule fin que nous y trouvions la ressemblance. La circonstance n’est pas toujours une épreuve. Pour la phrase, elle est certes le renversement du schéma prédicatif, mais elle renverse en vue d’une mise en relief. La circonstance a renversé un mécano pour le remplacer par une montagne. Le mécano est au pied de la montagne. Le schéma prédicatif est au pied de la phrase. La circonstance ne s’est pas seulement interposée entre la phrase et sa vision grammatiicale, elle s’est antéposée au schéma prédicatif. Dans la phrase, le thème est prêché. Mais la phrase voulait le prêcher par sa vision. La circonstance renverse cette volonté pour prêcher le thème en le rendant invisible. Le thème est transparent à la circonstance. Les phrases s’enchaînent sans que l’on sache de quoi on parle. La circonstance jette du trouble dans l’interlocution. La circonstance agit sur le thème comme le contrepoint sur l’idée de la mélodie. Il le souligne en le noyant. Nous sommes des fulgurants fragmentaires qui nous noyons dans un verre d’eau. Quel malheur d’être l’enfant d’un siècle où tout le monde écrit comme Roland Barthes !

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