À lire Kierkegaard, on voit que le mal est le grand impensé
du christianisme et cela paraît d’autant plus paradoxal que la faute, au
contraire, est son omnipensé, sa pensée omniprésente.
Pourquoi seulement le mal ? Le bien lui aussi est
impensable : « Le bien ne se laisse nullement définir », écrit
le philosophe ironiste et grand mélancolique danois. Mais le bien est
impensable dans un cadre de pensée où poser a priori « la différence du
bien et du mal » relève du péché originel puisque c’est en vertu de cette
promesse vicieuse qu’Ève consomme le fruit défendu.
Le bien est impensable, mais il est valorisé : « Il
est la liberté. Ce n’est que pour elle et en elle qu’existe la différence du
bien et du mal. »
Kierkegaard a soin de distinguer la liberté du libre arbitre :
le libre arbitre peut errer quand la liberté n’existe qu’en vue du bien. Le
libre arbitre croit tout contrôler quand la liberté ne contrôle pas l’ordre du
monde ni celui des actions humaines. Et le libre arbitre qui s’en est remis à
ses propres forces ne peut se dédouaner ni sur « Dieu qui ne tente
personne » (saint Jacques), ni sur le diable qui l’a appâté, d’avoir cédé
à la tentation : « La faute est intransférable et qui succombe à la
tentation est soi-même coupable de la tentation. »
Le bien n’est pas surévalué, mais survalorisé, existant seul
en soi, et encore pour la liberté à qui l’angoisse révèle dans la faute son « apparition
à elle-même dans le possible », la liberté terrorisée ne pouvant certes
plus faire que la faute n’ait pas été commise, mais se changeant en repentir
pour regretter le mal dans son horreur du mal.
Prolongeant dans son romantisme héroïque la tradition
scolastique qui veut que le mal ne soit qu’un manque-à-être ce qui revient à refuser
de le penser, Kierkegaard affirme que « Dieu ignore le mal. Il ne peut ni
ne veut rien en savoir et c’est la punition du mal que Dieu ait la propriété d’ignorer
le mal. Puisque Dieu est l’infini, son ignorement est un phénomène vivant de
destruction, le mal ne pouvant pas se passer de Dieu, pas même pour simplement
exister comme mal. »
Dieu détruit donc le mal à l’infini en laissant l’homme fini
au conseil de la faute, qui est la dégradation quasiment biodégradable du mal
intrinsèquement détruit par Dieu en cela même qu’il n’a jamais existé, au
contraire de la faute, dont l’existence a eu sur l’homme des conséquences
incalculables et qu’il ne peut pas référer au mal puisque l’ignorement de Dieu
ne le lui permet pas. Le transfert de responsabilité par où se présente la
rédemption à l’homme, le rend tragiquement accessible à la conscience du péché
qu’ignorait le paganisme, impuissant devant le péché qu’il devait pourtant être
en mesure de ne pas commettre et responsable de l’avoir commis sans le matelas
éthique qui aurait dû l’informer de l’existence du mal et de ce en quoi il
consiste. Le transfert de responsabilité qu’est la rédemption se lave les mains
de l’existence du mal et cela met l’home en porte-à-faux, affronté à la seule conséquence
du mal qu’est la faute qui le terrorise sans être prémuni de savoir ce que dit
le mal qui n’est pas de l’être qu’il ne parvient pas à accomplir ni à réaliser.
Dieu en ignorant le mal a peut-être bien tout accompli en privant l’homme de se
réaliser. »Et finalement, de moins pire en banal, on finira par trouver ça
normal. » (Jean-Jacques Goldmann)
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