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vendredi 31 mai 2019

Benjamin Constant, la démocratie directe ou le despotisme éclairé?

Mon attention a été attirée sur le discours de Benjamin Constant intitulé "De la liberté des anciens comparée à celle des modernes." Je viens de le lire. On dit de Benjamin Constant qu'il est le père du libéralisme. J'ajouterai volontiers, sur un plan littéraire, que plus que Chateaubriand dont le romantisme a quelque chose de très gaulois et de trop impétueux, il en développpe une version göthéenne, à la fois éprise d'essor individuel et se moquant comme d'une guigne de la mélancolie et des dommages qu'elle cause au héros romantiqus comme à celles sur qui il jette son dévolu. Göthe a en commun avec Flaubert d'avoir d'abord affirmé que Werther comme Madame Bovary, c'étaient eux, avant de renier leurs personnages et pour Göthe, le Sturm ound Rang. Benjamin Constant a fait de même avec "Adolphe." On s'est beaucoup amusé que l'attitude politique de Benjamin Constant avait subi des variations qui ne répondaient guère à son nom. Une constante demeure chez Constant: son goût pour la liberté individuelle. Il faut tirer des leçons de son analyse des conditions d'organisation de la liberté moderne qui datent de 1819. Constant les enchâsse dans une apologie du "système représentatif". Le système représentatif est une découverte des modernes. "Chez les anciens, l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. Chez les modernes, au contraire, l’individu, indépendant dans sa vie privée, n’est, même dans les États les plus libres, souverain qu’en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue." Il ne s'en ressaisit qu'en de rares occasions, quand il s'agit de contrôler le travail de ses "intendants". Car "Les individus pauvres font eux-mêmes leurs affaires ; es hommes riches prennent des intendants." Les cités antiques étaient des républiques belliqueuses et d'extension limitée. " Toutes les anciennes républiques étaient enfermées dans des limites étroites. La plus peuplée, la plus puissante, la plus considérable d’entre elles, n’était pas égale en étendue au plus petit des états modernes. La division même de l’Europe en plusieurs états, est, grâce aux progrès des lumières, plutôt apparente que réelle." L'individu exerçait une influence dans les cités antiques, lui qui est aujourd'hui "perdu dans la multitude" en aspirant à ne pas être détenu arbitrairement et à jouir de la liberté d'aller et de venir, de s'associer, que ce soit pour exercer le culte de son choix ou des activités conformes à ses inclinations, de commercer et de jouir de ses biens. "La guerre est antérieure au commerce." Tous deux sont des moyens "de posséder ce que l'on désire". L'individu de jadis, quand il était citoyen, servi par des esclaves aussi bien pour les productions mécaniques que pour les productions industrielles, n'entendait pas se laisser voler sa souveraineté. Il nommait et révoquait les magistrats, délibérait de la paix et de la guerre, des lois et des finances publiques. L'individu acceptait la condition qu'y mettait la cité: "que les citoyens soient complètement assujettis pour que la nation soit souveraine, et que l’individu soit esclave pour que le peuple soit libre." "la juridiction sociale était illimitée. Les anciens, comme le dit Condorset, n’avaient aucune notion des droits individuels." Avec cent ans d'avance, Benjamin Constant nous avertit des risques de totalitarisme que court une société qui choisit la démocratie directe. L'influence de l'individu y sera prépondérante, mais il devra renoncer dans son particulier à sa liberté individuelle. Vaut-il mieux se donner des commissaires politiques ou, comme le suggérait Marx, déléguer à des hommes de valeur, bien éduqués et non assujettis au travail productif, manuel, à des hommes qui ne constituent pas à proprement parler une force de travail, le soin d'être nos fondés de pouvoir? Que font les modernes? Ils commercent et ils délèguent. Pourquoi commercent-ils? La guerre est devenue superflue, mais surtout trop dangereuse. "Chez les modernes, une guerre heureuse coûte infailliblement plus qu’elle ne vaut." Il y a une autre raison pour laquelle les modernes préfèrent commercer que s'intéresser à la délibération politique : ils ont moins de loisir, depuis qu'ils ont aboli l'esclavage. Le commerce et ses spéculations créent une très grande activité. Enfin, "le commerce inspire aux hommes un vif amour pour l’indépendance individuelle. Le commerce subvient à leurs besoins, satisfait à leurs désirs, sans l’intervention de l’autorité." "le pouvoir menace, la richesse récompense ; on échappe au pouvoir en le trompant ; pour obtenir les faveurs de la richesse, il faut la servir." Le XIXème siècle commençant sous la monarchie restaurée avait perdu la conscience du tragique de l'histoire, que la Révolution lui avait pourtant fait durement éprouver vingt ans auparavant. Comme les babyboomers, qui avaient connu les années de vache maigre de la Reconstruction, regorgeaient d'optimisme à l'orée des années 70. Emmanuel Mounier, le très renommé fondateur de la revue "Esprit", n'avait pas attendu vingt ans pour parler de la seconde Guerre mondiale comme de "la petite peur du XXème siècle", en des termes que ne lui pardonneraient pas ceux qui y voient "les heures les plus sombres de notre histoire". "Enrichissez-vous", dira Guizot dix ans après que Benjamin Constant eut prononcé cette conférence ou cette "lecture", comme on disait alors. Aujourd'hui, Emmanuel Macron rêvant tout haut que la jeunesse française ambitionne d'être milliardaire sonne creux. Nous n'en pouvons plus d'être "perdus dans la multitude". Mais sommes-nous prêts à payer le prix de la souveraineté si celui-ci est une société de surveillance morale qui abolisse nos chères libertés individuelles? À tout prendre, la surveillance morale est presque préférable à l'exaspération normative en cours et à la société de surveillance préorwellienne par télécrans et objets connectés interposés.

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