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samedi 20 janvier 2024

Le feu de Monsieur Johan

"La Voix du Feu s’entend,

Entends la Voix de l’Eau." (Birago Diop)


Voici une des histoires les plus émouvantes qui me soient arrivées.


J'ai dirigé pendant quelques années une chorale au sein de ce qui était alors un "concept" absolument original: le centre résidentiel AVH (association Valentin Haüy "pour le bien des aveugles"...) avait créé un lieu inter-génrationnel innovant et pilote, avec un foyer pour jeunes travailleurs dans une aile et une maison de retraite dans l'autre, réunissant essentiellement des personnes déficientes visuelles.


M'arrive en tant que résident et futur choriste quelqu'un dont on me prévient de la venue et du profil: c'est un monsieur qui s'appelle Double Jean, Jean Johan. Aveugle depuis l'âge de huit ans (ou peu s'en faut), il n'a pas vraiment vécu sa vie. Il a vécu chez ses soeursoù il lisait énormément et n'en sortait que pour faire l'organiste, je ne sais plus si c'était dans une paroisse protestante, mais il était catholique.


Je lui ai fait mandoliner au piano (ce qu'il faisait à merveille) une chanson de Jean-Marie Vivier intitulée "la Révolte" et qu'on ne trouve malheureusement pas sur la toile, ou alors je n'ai pas bien cherché. Lui-même était tout sauf un révolté. Il était trop intelligent pour que la révolte l'intéresse, mais il aimait la chanson et il aimait mandoliner.


Et puis le temps passe, la chorale se disloque, M. Johan et moi nnous retrouvons de loin en loin. 


Un jour, je pénètre dans l'accueil du centre résidentiel, nous habitions tout près. M. Johan m'entend et m'apostrophez:

"Herr Professor."


Je le coupe 

"Arrêtez avec ça. Dites-moi plutôt comment vous vous portez."

"Oh, écoutez, Julien, comme un vieux. Je ne vais pas bien du tout. "J'ai la rate qui s'dilate", enfin rien ne va plus d'aucun côté de mon anatomie, mais savez-vous quoi? J'ai toujours le même feu en moi." Sans commentaire, tellement ça m'a subjugué à vie d'avoir bénéficié d'une parole aussi belle. 


J'ai entendu ce jour que Jacques Delors aurait dit: "J'ai la foi, mais je ne sais pas si j'ai la grâce." Personnellement, je dirais volontiers l'inverse: "Je ne sais pas si j'ai la foi, mais je sens que j'ai la grâce et c'est ce qui fait de moi un artiste, être artiste a toujours été ma vocation, au risque de sombrer dans le romantisme et de basculer dans l'erreur en me construisant sur la plaie au lieu d'essayer de l'indurer."


M. Johan n'est plus, Dieu ait son âme. Sur ses dernières années, il a rencontré l'amitié amoureuse. Il a formé un très beau couple d'amoureux amis avec une dame elle aussi très blessée par la vie. Et puis ils se sont éteints l'un après l'autre tout doucement après avoir vécu une  jolie décennie ensemble. Ils se correspondaient. Elle lui apportait du bien-être et lui du réconfort. Ils se sont éteints comme des bougies, et avec M. Johan s'est éteint le feu qui couvait en lui. Mais ce feu reste en moi, il me l'a transmis, je le garde. 

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