Justice au Singulier: Entretien avec Jérôme Garcin (philippebilger.com)
Je n’aurais pas aimé animer le Masque et l a plume. Quelle est la fonction de la critique littéraire dans l’arbitraire culturel ? La culture est arbitraire, car elle sélectionne souventindépendamment de la valeur. Dans le culturel il y a du cultuel : la culture évalue, aide à passer et rend un culte aux grands morts sans savoir si c’est à raison qu’on les a panthéonisés. Telle fut ma première impression en suivant mon premier cours sur les Contemplations de Victor Hugo, dispensé par Arlette Michel dans l’amphi Richelieu de la Sorbonne, le 22 octobre 1990, entre 13h et 14h.
La culture est comme la société. La culture est une religion de substitution comme la société est une alliance de seconde zone par rapport à la patrie, la nation, au corps politique ou mystique. Le « sacerdoce culturel » n’est pas une médecine de l’esprit. C’est une prescription où le choix de mettre au programme est une présélection comme l’actualité est du présent sélectionné. Peut-on juger un livre, un film ? On peut le commenter, écrire à l’intérieur, dialoguer avec une œuvre cinématographique ou littéraire. On doit entrer dans un livre en aède. C’est ce que j’ai fait sur le balcon de l’hôtel Terrasse de Lisieux où je suis allé en pensant à ma cousine Nathalie qui, franco-chinoise, voulait « réaliser ses yeux » en partant vivre pour cinq ans au Vietnam (Lisieux-les yeux), et en me livrant à un commentaire àcoeur ouvert du cantique de Zacharie, qui est un des plus beaux rendez-vous que donne chaque matin la liturgie des heures.
La culture se « pavane » « [cavalièrement] ». Le pouvoir culturel est cavalier comme il est « incompréhensible » que le Masque et la plume ait été un spectacle où un public qui pour la plupart de ses membres n’avait pas lu les livres ni vu les pièces de théâtre ou les films dont on parlait, écoutait s’enfalmer des critiques pour l’amour de cet art trop aisé face au malaise de la création. Mais les Emma Bovary provinciales lisaient certainement les échos de Paris et ses derniers (Félix) potins ! (Felices the happy few ! »)
« Le souci de soigner, le souci de sauver ». « Nous vivons au confluent du monde visible et du monde invisible où la santé croise la sainteté dans la sotériologie du corps et de l’âme. (d’après A. Defienne)
Jérôme Garsin n’a jamais « cédé à la psychanalyse ». Celle-ci n’a pas isolé le complexe de Rachel. « C’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée. » « Je ne crois pas en la consolation », s’exclame Jérôme Garsin.
Y a-t-il un « travail de deuil » à faire comme on met un enfant au monde ? Fait-on son deuil comme on pond un œuf ? On peut probablement toujours faire son deuil, mais on ne veut pas toujours le faire. C’est aussi une manière d’être résilient avec son traumatisme que de ne pas lui permettre de passer.
Je m’efforcede m’intimiser dans cet espace extime à la manière de Michel Tournier et son Journal extime. Pourquoi hésiterais-je à faire des va-et-vient entre Jérôme Garsin et moi qui ne le regarde pas et n’intéresse personne. M. Bilger demande à Jérôme Garsin s’il comptait tenter « Normal sup ». Mon père voulait que je fasse cette école à une époque où j’étais persuadé de devenir prêtre. Je lui ai demandé quelle en serait l’utilité. « Tu aurais un carnet d’adresses », m’a-t-il répondu. Je trouvais futile de m’embourgeoiser, mon père avait dû renoncer à deux de ses entreprises lorsque j’étais enfant et lui tuberculeux. La bourgeoisie m’avait déclassé, je l’en remerciai, ça m’évitait de devenir un jeune loup insensible.
Mon père considérait aussi que ce serait pour moi une manière d’apprendre à travailler. En cela il avait raison. « Les facultés, c’est facultatif », disait implicitement cet homme qui avait séché ses études d’architecte et a passé sa vie dans la négociation ou la promotion immobilière faute de bâtir comme il en avait la vocation et le talent. Mais mon père ne savait pas expliquer. « Si tu ne fais pas ce que je te dis, il ne t’arrivera rien de bon et ta vie prendra un tournant dramatique. » Ainsi nous parlait-il en prophétisant et nous braquant. Mon père était un orphelin qui regrettait de ne pas avoir eu le temps de se fâcher avec son père. J’aurais voulu qu’il m’aide à bâtir ma vie, mais il était trop débâti par ce deuil qu’il n’a jamais fait et moi, j’ai trop aimé medébattre et me débâtir. Si je devais faire de la prévention contre l’autodestruction, je dirais que, quand on est entré dans cette voie absurde, passe encore si la décision qu’on en a prise ne détruisait que nous-mêmes. Mais quand on prend une décision absurde, toute notre vie prend une tournure absurde et quand on veut se détruire, on bousille aussi les autres. Or faire porter aux autres de mauvais choix qu’on a faits pour soi-même, cela est immoral et cela seul est immoral. « L’animateur est coupable de tout », disait Jérôme Garsin.
J’ai trop aimé mon père. Je dis cela dans la roue du cavalier et comme Louis XIV conclut sa vie en disant : « J’ai trop aimé la guerre et les bâtiments. Ne m’imitez pas. »
« Quand on a trop perdu, on a besoin de se remplir très vite. » J’ai très peur du vide. Quand on ne m’appelle pas, je crois que le monde est perdu pour moi. Un kynésiologue a découvert un jour sur moi que dans la peur de perdre, je me sentais amer et dans l’hostilité, sarcastique.
Jérôme Garsin est biologiquement de gauche. J’ai été élevé dans une famille tranquillement de droite. Je ne regrette pas que mon père ait été giscardien. J’ai incliné vers un certain nationalisme par goût d’être paria et de me mettre « en marge » comme Emmanuel Macron s’est mis « en marche » pour devenir président de la République. J’aurais voulu le devenir aussi. J’avais même formé tout un « shadow cabinet » formé de personnages fantoches qui étaient autant d’amis imaginaires. Je n’aime pas que les nationalistesméprisent le giscardisme, même s’ils agissent en anti-modernes baudelairiens disant : « Tout le monde s’ennuie en France parce que tout le monde y pense comme Voltaire. » Le giscardisme est un voltairanisme. On ne peut pas être à la fois voltairien et baudelairien. Je suis un populiste baudelairien décadent qui pense comme Voltaire. Comme dans le Phèdre de Platon, j’enfourche chaque matin un cheval blanc et je m’étonne de me coucher en tombant d’un cheval noir.
Il est « cavalier » d’avoir du pouvoir parce qu’on exerce dans la presse. Mais comme son nom l’indique, la presse fait pression sur le pouvoir. Un jour, je félicitais une personne avec qui j’avais eu beaucoup de conflits d’accéder à un poste de directrice comme elle en rêvait. J’étais content qu’elle soit allée au bout de son rêve. « Et je suis content pour vous, moi qui ne suis pas un homme de pouvoir », ajoutais-je pour conclure mon compliment. « Détrompez-vous : vous vous posez en contre-pouvoir, donc vous êtes un homme de pouvoir. » Le fou du roi est un fou qui se prend pour un roi et ne sait, ni qu’il est fou, ni qu’il n’est pas roi.
Tous les entretiens qui décrivent un itinéraire en traçant les traits d’une personnalité sont une façon de lui demander : « Et si c’était à refaire ? » Personnellement, je répondrais : « Je ne referais pas ainsi. » J’aborde à la cinquantaine. Plus jeune, je ne méprisais rien tant que les classiques qui se repentaient et se convertissaient en se sentant un pied dans la tombe pour ne rien redouter de l’autre vie. Je redoute d’être l’un de ceux-là.
Jérôme Garsin s’est construit une stature en ne voulant pas faire son deuil. Je ne me suis pas construit en ne voulant pas cautionner la vie parce qu’elle faisait du mal à des innocents. Mais en n’aimant pas la vie, on ajoute du malheur au malheur. Maintenant, je commence à aimer la vie, mais j’ai le sentiment qu’il est trop tard. Il n’est certes jamais trop tard pour bien faire…
Jérôme Garsin a « la beauté du style ». Pour moi, son style est avant tout limpide, « retenu », « délicat ». Il a la prestance de la délicatesse.
« On ne pleure pas et on ne s’en plaint pas », « never complain, never explain. » Moi, je manque de pudeur. On ne peut pas tout dire, mais on peut tout écrire. N’est-ce pas ? J’ai tenté. J’ai couru ce que je croyais être mon risque existentiel. Il a été sanctionné, peut-être parce que ce n’était pas mon véritable risque. À suivre, la messe n’est pas dite. « Maintenant et à l’heure de notre mort, Vierge Marie, amen ! » Sur son lit de mort, le père de Barbara voulait demander pardon à sa fille. Moi aussi, je voudrais demander pardon de m’être si mal conduit, a écrit Mazneff dans un de ses livres-journaux, d’avoir si mal vécu ou de m’être si mal donné, écrirai-je.
Intimidante intimité. « Je n’ai accepté d’être impudique que parce que ça me sauvait. » Ben oui, ça nous sauve. Nous rêvons tous de vivre au paradis retrouvé de l’innocence de l’âme où on n’a pas honte d’être nu. « À trop s’appesantir, on peut devenir complaisant, y compris avec sa propre douleur. Il faut que le style soit comme un garde-fou. Tenir sa phrase, la serrer comme on serre entre ses jambes les flancs du cheval, sempêcher d’ajouter un adjectif (trop d’adjectifs rendent complaisant), rend acceptable l’impudeur. Les lamentos qui n’en finissent pas ne me plaisent pas comme lecteur. » Je devrais en prendre de la graine. «
« Je déteste la logorrhée autobiographique qui écrit pour vomir les siens. » On se vomit d’abord soi-même. Le ressort de la nature humaine est l’ingratitude, disait Vautrin chez Balzac. « J’aime écrire dans la gratitude », répond Jérôme Garsin. « Écrire pour dire du mal ne m’a jamais intéressé. Il faut écrire à bon escient. » Un ami colonel me dit qu’il faut vivre « avec Modération, Parcimoni et Bonessian. » Le premier est extrêmement français (et mon colonel habite au centre de la France), le second est corse et le troisième est arménien. Mon colonel me dit n’avoir rencontré que le troisième. Je ne sais pas vivre dans le privatif. Et pourtant il faut s’empêcher.
Jacques Luzseyran sur qui a écrit Jérôme Garsin « avait beaucoup de défauts » et il ne les a pas gommés. Ce triple marié catholique ne croyait pas en la fidélité conjugale, contrairement à son biographe. Il a écrit deux choses très juste, je crois que c’était dans Et la lumière fut, dont peut attester un aveugle. IL a dit que, quand on ne voyait pas, on découvrait que la perte de deux yeux nous rendait dix doigts comme autant d’antennes pour découvrir la femme que l’on aime. IL a ajouté qu’avant de tomber amoureux d’une vraie personne, on se forgeait une « grande image » de l’amour et on passait sa vie à mesurer les êtres aimés à l’aune de cette grande image. Aimer, me dit mon analyste, c’est conjuguer ses fantasmes avec un être fantastique et cela réussit quand on s’est suffisamment approprié les fantasmes de l’autre pour conjuguer la vie réelle. Vivre, c’est fantastique. L’être morbide que j’ai longtemps été aimerait le dire avec la pudeur de Jérôme Garsin.
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