Chère C,
Votre message est très émouvant et combien véridique.
Il pose, derrière la difficulté de trouver des psychologues spécialisés dans la perte de la vue, toute une série de questions.
Commençons par creuser celle de savoir s'il se pourrait que des professionnels spécialisés soient les mieux à même d'envisager ce qu'un de mes amis aujourd'hui disparu appelaitplaisamment (et tristement) le "deuil d'oeil".
Je crains que des professionnels du "deuil d'oeil" n'aient une vision extrêmement stéréotypée des étapes par lesquelles chacun devrait passer pour "accepter" son handicap visuel, si tant est que cette acceptation puisse jamais être totale.
Les professionnels de la rééducation de la déficience visuelle ont en général beaucoup de certitudes et d'idées préconçues.
Il n'y aurait qu'une manière de pratiquer la locomotion, que des recettes pour pratiquer la vie journalière, que certaines méthodes qui auraient fait leur preuve dans la rééducation fonctionnelle.
Ces mêmes professionnels sont plus souvent considérés comme experts de l'accessibilité et du conseil auprès des pouvoirs publics que les déficients visuels eux-mêmes.
Autrefois, il existait ce qu'on appelait la guidance parentale. Des parents ayant un enfant qui venait de perdre la vue et qui l'auraient relativement bien assumé venaient guider des parents qui se trouvaient dans cette même situation et seraient encore sous le choc.
Il Devrait exister identiquement une forme de guidance entre nous.
Cela voudrait dire que le tissu local des municipalités, des associations, des institutions spécialisées, des SAVS dans les villes où toutes ces structures existent accepte de nous mettre en rapport, et d'organiser entre adultes des groupes de parole pour, avant de penser à militer, simplement nous connaître et partager nos expériences.
L'existence de ces groupes de parole au plan local ne devrait cependant pas dispenser le CFPSAA s'il veut bien se donner cette charge de travail (mais nous pourrions l'y aider) de faire passer auprès des ophtalmologues qui connaissent l'aspect clinique de la déficience visuelle, mais pas du tout (ou très rarement) à qui l'on doit s'adresser quand on vient de perdre la vue, le minimum d'informations nécessaires sur les grandes institutions existant au plan local et national.
Ceci me paraît de toute première nécessité, car les aveugles ou les malvoyants à qui l'on vient d'annoncer qu'ils vont le devenir ou le sont irréversiblement devenus sont lâchés dans la nature avec le poids de cettte nouvelle.
Mais votre message soulève aussi un point sur lequel on n'insistera jamais assez : c'est qu'on se doit d'être handicapé et heureux ou de faire comme si, d'être handicapé et d'avoir réussi. On ne peut se montrer que si on est dans ce cas, que si on est un modèle.
Or pour des vitrines de cette réussite, combien de solitude ? combien de personnes âgées qui ne se reconnaîtront jamais "passibles" de quelqu'apprentissage que ce soit ou fréquentation du milieu de la déficience visuelle et qui ne sortiront plus jamais de chez elles qu'accompagnées ? Combien d'aveugles encore qui vivent avec un handicap associé, une maladie mentale, psychique ou que sais-je ? Il y en a beaucoup, beaucoup, et le dire paraît transgresser un tabou.
Dans mon entourage amical très proche, j'ai quelqu'un qui a le statut de Majeur Protégé et n'a plus aucune prise sur sa vie, ni le ressort pour en reprendre le contrôle. C'est un parisien qu'on a exilé en Normandie et qui, depuis une dizaine d'années, est baladé de sanctuaire en famille d'accueil, de famille d'accueil en appartement thérapeutique, sous la guidance d'un curateur et de médecins qui ne connaissent rien à la cécité. Lorsque j'ai demandé à plusieurs associations ou structures de faire quelque chose pour lui, on m'a répondu que c'était un cas trop lourd, quelqu'un de trop mutique et de trop compliqué, qu'il n'entrait pas dans le moule, etc.
A quoi a-t-il servi que la sociologie ait introduit le critère de "situation de handicap" pour faire si peu de cas de la personne ?
Enfin, je crois qu'à côté du discours triomphaliste,
il ne faut pas avoir peur de donner droit de cité au discours misérabiliste.
Le terme peut paraître choquant, mais je l'assume.
Il faut en finir avec la notion d'autonomie. Personne ne dépend jamais que de lui-même.
Il faut même réhabiliter la notion de pitié. On a passablement oublié que, pour Rousseau, le premier ressort qui distinguait le sauvage de l'humain relié à son semblable était "la pitié naturelle". D'ailleurs, quel est le contraire d'une société qui sait avoir pitié sinon une société impitoyable ! Impitoyable à force d'autonomisme qui, en fait d'intégrer les individus, les isole.
Il faudrait même, dans l'idéal, arriver à porter la conviction que les handicapés ne sont pas une valeur ajoutée pour la société, mais stimulent la gratuité du regard qu'elle doit avoir sur l'humain.
Il faut surtout arrêter de se leurrer.
La plus grande névrose des handicapés, c'est de vouloir à tout prix aller au musée.
Des raouts où des handicapés font des performances au milieu de personnes valides ne convainquent qu'eux-mêmes et ne flattent que la fibre narcissique de ces performeurs, qui en viennent à oublier de mettre en avant le coéquipier qui leur a permis de réaliser leur exploit.
A force de gommer le droit à la différence, on finit par ne plus parler que de ça et par susciter, chez les autres, les valides entre guillemets, un appitoiement d'autant plus malsain qu'il constitue une invitation pour les autres à s'éloigner puisque nous sommes censés tellement bien savoir tout faire par nous-mêmes que nous n'avons besoin de personne, au point que la présence de quelqu'un blesserait nos compétences.
Il faut aussi avoir le courage de poser cette question : sur la frange d'entre nous qui pouvons être considérés comme nous étant insérés socialement, combien l'ont fait hors du milieu des personnes handicapéées ?
Ces idées ne sont guère dans l'air du temps, mais elles révèlent l'autre face de la réalité du handicap.
Pas plus qu'on n'est obligé d'être handicapé et heureux, on ne doit, par principe, être handicapé et combattif.
Le mot de "handicap", que certains ont voulu supprimer, évoque une course d'obstacles. Il y a des gens qui n'ont pas envie de courir. Sachons en tenir compte.
Merci, chère C, de m'avoir permis de dire ces choses que j'ai sur le coeur depuis très longtemps, et que ceux qui seront choqués par mes propos, avant de juger leur auteur comme dépressif ou défaitiste, mesurent sur eux-mêmes s'il ne leur arrive pas de penser tout cela, mais surtout se rappellent que la qualité d'une société humaine se juge à la capacité qu'ont ceux qui ont pu se hisser de savoir regarder vers le bas, vers plus malheureux ou moins bien loti que soi.
Cordialement
Julien weinzaepflen
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