Par Michel gouban, puvlié en 2002 par la revue "le Louis Braille" et par les éditions Maçon.
(Michel gouban était alors Directeur de l'Institut de Formation en Masso-kinésithérapie Valentin Haüy Paris)
Pour faire suite à l'année européenne des personnes handicapées où le handicap a également été déclaré grande cause nationale par le Président de la République, l'occasion nous est donnée de préciser ce que recouvre cette notion .
Même si nous côtoyons ou/et vivons de près le handicap ou les situations de handicap, il n’est pas certain que nous maîtrisions cette notion souvent plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, le terme handicap est loin d’être univoque. Cette notion assez récente a beaucoup évolué dans le temps, elle est fonction des cultures et des pratiques sociales.
Les regards posés par le corps médical, la société, les sociologues, les anthropologues, les psychologues… et ceux des sujets impliqués par le handicap sont autant de facettes qui, en se combinant et s'intriquant, se complètent et tendent à conceptualiser la notion de handicap.
C’est à l’intersection de ces regards, toujours évolutifs, que se construit et se déconstruit le sens donné à cette notion.
Les solutions proposées pour tenter de pallier le handicap et/ou de remédier aux situations de handicap sont directement fonction de "l'angle de vue" qui sera pris pour appréhender la notion. Autant dire que ces regards sont loin d'être neutres.
Après avoir rappelé l'origine du mot handicap et son inscription dans le champ social français, nous envisagerons quatre façons complémentaires de le regarder :
F un regard centré sur l’individu,
F un regard centré sur la société,
F un regard interactif,
F le regard du sujet impliqué.
Nous envisagerons différentes solutions adoptées par les professionnels de la santé et proposées par certaines sociétés.
Le mot handicap est d’abord utilisé dans les pays anglo-saxons. Au XVIme siècle, l’expression "the hand in the cap " (la main dans le chapeau) qui est couramment utilisée dans un jeu de hasard populaire, serait à l’origine du mot.
Au XVIIIme siècle, le milieu hippique s'empare du terme et l’utilise pour définir des courses de chevaux à handicap. L'arbitre crédite les concurrents les plus performants, soit d’une surcharge de poids, soit d’une distance supplémentaire à parcourir, afin de niveler les chances de chacun.
En France, il faut attendre 1932 pour voir le terme apparaître dans la huitième édition du dictionnaire de l’Académie Française.
Dans le champ social, le Dictionnaire critique d’Action sociale indique que "c’est à partir des années soixante que le mot handicap va être largement utilisé et va connaître un étonnant succès, véritable porte-drapeau d’une volonté d’identification et rénovation dans le domaine des exclus pour cause de différences" [1] . En effet, ce n'est qu'à partir de 1957 que la loi utilise le terme à propos des travailleurs handicapés. Il trouvera une place centrale dans la loi du 30 juin 1975 en faveur des personnes handicapées. Pour autant, cette loi ne définit pas le handicap, seul l’article premier indique : "est handicapée toute personne reconnue comme telle par les commissions…" Toutefois, cette loi va constituer un tournant majeur pour les personnes handicapées en France. En effet, elle a permis de passer d’une logique d’assistance à une logique de solidarité.
Un regard centré sur l'individu
Le regard médical
Pendant longtemps, le handicap est confondu avec la maladie. À l'époque des maladies infectieuses, la préoccupation de la médecine est d'identifier la maladie par ses manifestations, d'en rechercher ses causes et de trouver un remède tant que la guérison n'est pas atteinte. La solution au problème est ici dans une médecine préventive et curative. Dès que la maladie est éradiquée ou guérie, la question du handicap ne se pose plus.
Toutefois, avec l'émergence des maladies chroniques, l’allongement de la durée de la vie et les séquelles de traumatismes de guerre notamment, cette façon d'appréhender la question du handicap s'est vite révélée insuffisante. Quand la guérison n'est plus possible, il faut envisager de permettre à l'individu de vivre avec ses séquelles. C'est ainsi que, dans les années 1950, la médecine s'est progressivement orientée vers la rééducation et la réadaptation de la personne. En l’absence de guérison, les professionnels de santé et les sujets concernés doivent rechercher et trouver des solutions pour gérer le handicap. L'objectif est de permettre à la personne de vivre avec ses nouvelles difficultés en utilisant et valorisant son potentiel en vue d’une adaptation optimale à un environnement donné.
Dans l'une ou l'autre de ces situations, c'est l'individu qui est considéré porteur du handicap. Le langage social parlera de "personne handicapée" tandis que l'homme de la rue parlera en désignant la personne atteinte de déficiences physique, sensorielle, intellectuelle ou psychique, de "l'handicapé". Le handicap est ici un attribut permanent et constitutif de la personne. Il est incarné et même pendant son sommeil, une personne aveugle, sourde… est considérée handicapée.
À la suite des travaux d’un français le docteur Grossiord et d’un anglais, le docteur Wood, l’OMS va proposer en 1980 une Classification Internationale des Handicaps (CIH) [2]. Celle-ci va inclure le volet social du handicap sans pour autant en changer la représentation qui demeure centrée sur l’individu. En effet, le désavantage social, représenté par l’impossibilité d’accomplir certains rôles sociaux ou de survie, est directement consécutif aux déficiences et incapacités de la personne.
Cette interprétation du handicap engendre notamment dans les sociétés latines l'idée que ce désavantage social peut être réparé par l'attribution d'allocations ou d'avantages sociaux divers.
Cette logique de réparation est née en France sous Napoléon, elle commence par la notion de réparation de dommages de guerre : "Napoléon, et la nation reconnaissante, accueillent les "invalides” et leur octroient des pensions, visant à compenser la perte d’un œil, d’un bras" [3]. Cette logique de réparation des blessures de guerre en premier lieu, sera prolongée en 1898 par une loi qui reconnaît la responsabilité patronale en matière d’accident du travail et qui oblige les employeurs à réparer financièrement les préjudices occasionnés à leurs salariés. Les ordonnances du 4 octobre 1945 qui créent la sécurité sociale vont amplifier et étendre cette logique de réparation sous une forme assurantielle par l'instauration d'un régime d’assurance maladie invalidité qui est fondé sur un principe de solidarité.
Un regard centré sur la société
Dans les pays anglo-saxons et surtout en Amérique du Nord, le regard n'est plus porté sur l'individu mais sur la société qui fait plus ou moins obstacle à la participation sociale de tout individu. La façon de penser l'organisation de la société et l'environnement des personnes va jouer un rôle plus ou moins facilitateur ou inhibiteur de leur participation sociale.
"Il y a ici un refus d'expliquer le handicap par des caractéristiques individuelles des personnes mais plutôt par l'ensemble des barrières physiques et socioculturelles faisant obstacle à la participation sociale et à la pleine citoyenneté de ces personnes" [4].
Dans cette perspective, on ne parlera pas de personne handicapée mais de personne en situation de handicap. Dans sa version extrême, le regard porté sur le handicap est complètement désincarné. On a retiré tout caractère de corporéité au handicap, il est "démédicalisé". Le traitement est ici sociétal, il consiste en l'aménagement de l'environnement de la personne.
Ces deux visions de la notion de handicap se réfèrent à deux paradigmes opposés. Pour tenter de comprendre dans quel registre de pensée nous nous situons, Ravaud nous rapporte une expérience simple. Celle-ci évoque une situation de handicap ordinaire : une personne en fauteuil roulant au bas d'un escalier d'un bâtiment public tel que la poste. Cette personne souhaite aller téléphoner. On interroge des passants sur cette situation, à savoir pourquoi cette personne est-elle dans l'impossibilité d'aller téléphoner ? On recueille deux types de réponses :
1- Parce que la personne est paralysée ou qu'elle ne peut pas marcher. On est ici dans un schéma de pensée centré sur les impossibilités de la personne. C’est la personne qui est pensée handicapée.
2- Parce qu'il y a un escalier ou qu'on ne se préoccupe pas des personnes handicapées. On est ici dans un schéma de pensée centré sur la collectivité, c’est la société qui est considérée comme responsable de l’impossibilité d’agir, elle est handicapante.
Un regard interactif
Les deux visions précédentes présentent des aspects réducteurs. La première, centrée sur l’individu, fait abstraction de la situation environnementale, alors que la seconde fait pour sa part abstraction de tout caractère de corporéité du handicap.
Une nouvelle vision interactive du handicap va se développer sous l’impulsion d’un anthropologue québécois, Patrick Fougeyrollas, lui-même atteint d'une déficience physique. Cette vision interactive est traduite par l'expression de Processus de Production de Handicap (PPH). Le PPH est basé sur "un modèle anthropologique de développement applicable à tout être humain" [5]. Le modèle du développement humain présente l’interaction entre trois types de facteurs, les facteurs personnels composés des systèmes organiques et des aptitudes, les facteurs environnementaux et les habitudes de vie. Cette approche permet d’"illustrer la dynamique du processus interactif entre les facteurs personnels (intrinsèques) et les facteurs environnementaux (externes) déterminant le résultat situationnel de la performance de réalisation des habitudes de vie correspondant à l’âge, au sexe et à l’identité socioculturelle des personnes" [5]. L’intérêt de cette approche est qu’elle est positive et applicable à toute personne et à tout contexte et répond aux "positions du mouvement de défense des droits des personnes ayant des incapacités" [5].
Faisant suite aux travaux de P. Fougeyrollas, l’OMS va adopter en 2001, après plusieurs années de travail et plusieurs versions d’essais, une nouvelle classification du handicap. Celle-ci est intitulée : Classification Internationale du Fonctionnement, de la Participation et de la Santé dont l’acronyme est en français, CIF [6]. Cette classification va faire évoluer le regard qui dans la CIH était centré sur l’individu vers un regard centré désormais sur les interactions entre les fonctionnements de tout individu et un environnement physique ou social donné. Cette nouvelle vision que veut impulser la CIF , va se traduire par le choix de termes qui sont loin d’être neutres dans la mesure où les auteurs ont souhaité éviter tout "étiquetage" ou toute "stigmatisation" des personnes handicapées. C’est ainsi que les termes d'incapacités et de désavantages utilisés par la CIH laissent place aux termes d'activités et de participation dans la CIF et que le terme générique handicap a pour correspondant le terme fonctionnement.
Le regard du sujet impliqué
Si on comprend que le handicap puisse se constituer d’éléments intrinsèques et extrinsèques à l’individu, objectivables, classifiables et mesurables ; il n’en demeure pas moins qu’une grande partie du handicap est d’ordre subjectif. Pour Ravaud, la question du sujet et du jugement qu’il porte sur ses déficiences, ses incapacités et ses situations de handicap est aujourd’hui à prendre en compte dans une conception plus globale du handicap. Bien entendu, le regard que porte le sujet sur ses situations de handicap s’alimente du regard des autres "les normaux" et réciproquement. Il oscille pour Marie-José Vega "du regard fuyant à la générosité coupable, de la commisération excessive à l’évitement, à la curiosité ou à la peur, de la compassion à la gêne…" [7]. Il est très souvent mutilant.
Une représentation positive de soi minorera le handicap alors qu’une représentation négative le majorera.
Temps chronos et temps vécu sont ici une nécessité impérieuse aux remaniements des représentations de soi.
Nous venons de voir que le terme handicap n’est pas un concept bien défini et que sa signification n'est pas stabilisée. Au contraire, cela reste une notion encore imprécise et complexe qui combine de façon multidimensionnelle des interactions entre une personne atteinte de déficiences mais qui présente des aptitudes, un environnement physique et social pouvant majorer ou minorer le handicap et l'être psychique que nous sommes et qui rend plus insaisissable la réalité du handicap.
C’est le métissage de tous ces regards qui fonde l’approche sémantique de la notion de handicap. De la compréhension globale du handicap et/ou des situations de handicap découlent des interventions multidirectionnelles qui tentent d’y apporter des solutions adaptées.
Pour terminer, et inspiré par l'approche philosophique de la définition de la santé de Canguilhem , je dirais qu’être en bonne santé, c’est aussi avoir expérimenté le handicap et l’avoir intégré et surmonté. C’est un luxe psychologique [8].
Le handicap est une expérience holistique du sujet inscrit socialement et culturellement, souvent réductrice dans un premier temps mais pouvant être "démultiplicatrice" dans un second temps.
RÉFÉRENCES
[1] Barreyre Jean-Yves, Bouquet Brigitte, Chantreau André, Lassus Pierre (sous la direction de), Dictionnaire critique d’Action sociale, Collection "Travail social", Bayard Éditions, Paris, 1995, 437 p.
[2] OMS-INSERM-CTNERHI, Classification internationale des handicaps : déficiences, incapacités et désavantages. Un manuel de classification des conséquences des maladies, Paris : CTNERHI-PUF, 1988.
[3] CNEFEI, Docteur Pascale Gilbert. DGAS – Sous-direction des personnes handicapées. Les classifications dans le domaine du handicap. Suresnes, 2002.
[4] Ravaud, J.F., Modèle individuel, modèle médical, modèle social : la question du sujet, Handicap, revue de Sciences Humaines et Sociales, n° 81, 1999, pp. 64-74.
[5] Fougeyrollas, P., Cloutier R., Bergeron, H., Côté, J., Saint-michel, G., Classification québécoise Processus de production du handicap, Québec : RIPPH, 1998, pp. 7-8.
[6] OMS, Classification Internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé, CIF, Genève : OMS, 2001.
[7] Vega, M-J. in Mieux connaître les besoins de la personne handicapée, sous la direction de Philippe Denormandie et Dominique de Wilde. Rueil-Malmaison, Lamarre éditions, Doin éditeur, 2001.
[8] Canghilhem, G. Le normal et le pathologique. Paris : Presses Universitaires de
France : 1999, p. 132.
mardi 22 novembre 2011
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