Cher Michel,
Je viens de lire pour les publier, et de publier pour contextualiser nos échanges - et, rassurez-vous, de publier en donnant l'auteur et le contexte de vos articles - les trois articles que vous m'avez fait l'amitié de me faire parvenir.
Mon préféré est de loin le dernier, parce que vous y insistez pour dire qu'"il n'y a pas d'autonomie sans dépendance" et qu'"être autonome, c'est choisir ses dépendances" pour accomplir son projet dans l'être-au-monde.
J'aime qu'en d'autres mots, vous preniez acte qu'il n'y a pas d'autonomie sans hétéronomie. L'autre matin, j'écoutais le physicien anagrammiste Etienne Klein sur "france inter" où il était invité avec l'auteur de polars Jean-bernard Pouy, qui s'est toujours affiché comme libertaire. A la question si lui aussi se sentait anarchiste, etienne Klein a fait cette réponse:
"Un physicien ne peut pas être libertaire puisqu'il reconnaît l'existence de lois physiques."
Nous sommes dans une société qui n'aime pas les dépendances, une société indépendantiste, où l'addict est pourchassé jusque dans ses dépendances affectives.
Or celui qui se voudra "autonome" pour "(renforcer son) identité" et agir sur le milieu social, qui n'est pas purement biologique, mais surtout, dites-vous, pour développer son être-au-monde et son projet de transformation de soi par le monde et du monde par soi, ne le sera qu'à la fois dans une perspective relativement individualiste, et dans l'exacte mesure où la société acceptera de se mettre au service du développement de son individualité.
La question vaut d'être posée si c'est le rôle d'une société que de cautionner cet individualisme, sauf à ne le servir que parce qu'il est le reflet de son propre individualisme social, mais au risque d'une déliaison réciproque de l'individu et de la société, mûs par un égoïsme d'émancipation, sans voir à quoi celle-ci est sacrifiée.
Or il me semble que la survalorisation de l'autonomie, comme aussi la survalorisation du combat et du défi, non seulement intériorise le combat comme une norme et son corrolaire la victoire, donc la loi du plus fort, mais, partant, puisque c'est l'individu qui est la seule mesure de la priorité et le seul donneur d'ordre de la priorité, la société dépriorisée par lui en vient à nuire au plus faible, car la société ne veut plus s'ordonner à lui. La société, oubliant qu'elle est d'abord faite pour protéger le plus faible, entérine une "sélection naturelle" qui aboutit à une élimination du plus faible, élimination qui a lieu jusque dans le champ sémantique où on parle de son exclusion. Le plus faible n'a dès lors plus qu'à déclarer forfait.
Dangereux contre-coup de l'autonomie et de l'émancipation individuelle, encouragée par la société elle-même individualiste, qui oublie qu'elle est faite pour protéger le plus faible. Ce contre-coup, on en voit les conséquences dans tous les secteurs d'activité et les catégories socio-économiques. Mais il était à craindre qu'il dût frapper plus fort ces fragiles que sont les "déficients" fonctionnels, indépendamment de toutes les "situations de handicap" ou des "handicaps de situation".
Je regrette de véhiculer une vision si pessimiste de ces grands acquits. Mais j'ai toujours eu l'intuition que la précarisation serait au bout du chemin de nos revendications, qui ont commencé aux alentours de 2002 au point de ne plus connaître aucune limite, et je crains que la conjoncture économique, qui n'est elle-même que le reflet de notre consumérisme effréné, ne vienne sanctionner douloureusement notre oubli du plus faible, oubli inconscient de notre part, tant la société nous flattait d'être des gagneurs.
Notre défaite économique est un retour de bâton qui remettra peut-être nos velléités à la place qu'elles peuvent occuper, entre le légitime élan qui nous fait vouloir nous hisser au-dessus des situations et le regard que nous devons toujours porter à plus malheureux que nous, pour ne pas tellement le distancer que la cordée se brise en faisant s'écrouler tout l'édifice.
Julien, un soir de crise.
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