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mardi 22 novembre 2011

D'une déficience à une science du défi, un équilibre complexe

Par Hervé Cochet

(Article réalisé pour un congrès de rééducateurs en 1991)

Cet article vise à proposer une définition de la notion de handicap à travers la mise en place d’un outil d’analyse.

Il cherche à souligner ce que la connaissance d’un handicap peut contenir comme dimension formatrice.



TOUTE contrainte peut être considérée comme ressource, les véritables défis que sont formation, gestion d'un handicap et rééducation peuvent se trans-inter-enrichir.
Connaître et tenter de maîtriser les enjeux situés au cœur de ses défis revient à éclaircir quelques notions directement opérationnelles, jongler avec ces notions sert les processus d'adaptation ou de réadaptation, de formation ou de rééducation.
Enfin, l'appréhension systémique proposée suggère à tout projet s'épanouissant dans ces domaines, défi et créativité.

LA NOTION DE HANDICAP

Si l'ensemble des activités humaines est représenté par un volume dont les trois dimensions sont le temps, l'espace et l'action, les capacités de chaque individu dessinent une parcelle à la surface de cette planète multiforme et sans cesse en expansion. Chacune de ces parties se chevauche, s'intrique avec ses voisines. Ces zones de recouvrement forment le lieu d'interaction entre les individus. Un handicap, confondu à la lésion dont il découle, et considéré comme immuable, va correspondre finalement à un rétrécissement du territoire de l'individu considéré. D'un chevauchement producteur d'échanges, les limites vont glisser vers l'apparition d'un fossé, séparant "le handicapé" du champ social l'environnant. Les quelques passerelles éventuellement conservées n'aboutiront en général qu'à des échanges artificiels et réducteurs. Cet état de fait apparaît chaque fois que l'individu, la déficience et le handicap sont amalgamés sans discernement. L'être humain dans toute son ampleur est alors rabattu sur un seul plan, celui de ses difficultés, voire celui de son déficit. Il convient donc en premier lieu de définir les mots déficience, incapacité, handicap.

La déficience est consécutive à une maladie, lésion d'un organe ou d'une fonction. Pour être définie, elle fait appel à des descripteurs anatomiques, physiologiques, biologiques, psychologiques et pathologiques. Il s'agit donc de l'instantané photographique d'un état.

L'incapacité est consécutive au dysfonctionnement qu'entraîne la survenue d'un déficit. Elle se désigne en terme fonctionnel. Par rapport à la déficience, une dimension supplémentaire est prise en compte, tel un film centré sur l'individu soulignant les perturbations de son fonctionnement.

Ces deux premiers degrés considèrent l'individu soustrait de son contexte. La notion de handicap découle d'une vision systémique individu-contexte. En effet, c'est muni de ses propres capacités que chacun interagit avec les multiples situations qu'il rencontre. Ainsi, les difficultés vont surgir de façon variable en raison des différentes composantes constitutives des situations rencontrées. De plus, tout dysfonctionnement entraîne une redistribution des cartes, suivant de nouvelles règles du jeu physiologique. Il s'agit de stratégies de compensation qui vont tendre à atténuer les difficultés rencontrées.

La notion de handicap est éminemment variable car issue elle-même de trois concepts variables : incapacité, situations rencontrées, et stratégies de compensation. Elle est au cœur de nombreuses interactions circulant entre ces trois concepts. Au-delà d'une simple photographie ou d'un film, la notion de handicap est un relief mouvant, véritable hologramme où chaque partie contient le tout.


OUTIL D'ANALYSE DE LA NOTION DE HANDICAP

La modélisation mathématique possède l'avantage de mettre en évidence les interactions existantes entre plusieurs paramètres. Ainsi, les paramètres déterminants de la notion de handicap peuvent être combinés dans l'équation suivante
incapacité/situations - stratégies de compensations = handicap.

Cette équation constitue un outil schématisant une forme de raisonnement pour appréhender au plus près la notion de handicap, de ce fait, elle possède des vertus heuristiques. Chaque terme de l'équation doit être explicité.

Incapacité : la définition d'un handicap implique obligatoirement la détermination très précise des déficits et donc des dysfonctionnements qui en découlent. Les thérapeutiques existantes jouent leur plein rôle à ce niveau, elles doivent tendre au maximum à réduire ce paramètre. Ainsi, toute prise en charge rééducative comportant d'une part une démarche de bilan délimitant les possibilités présentes et d'autre part une tentative d'optimisation de ces possibilités trouve ici sa pleine justification. Mais ceci met en évidence que l'aspect curatif n'agit que sur un seul volet du handicap, sans connexion avec le contexte.

Situations : se déplacer et communiquer, produire et consommer, former et se former, etc., sont autant de situations que l'individu gère en regard de son propre projet et, si possible, en cohérence avec le projet du groupe social auquel il appartient. Une dissemblance trop flagrante dans cette gestion aboutit parfois à une marginalisation du "handicapé" qui s'éloigne trop par son fonctionnement du sens commun. Le système ambiant cherche toujours à conserver le sens. "Il faut bien faire comme tout le monde".

Stratégies de compensations : elles s'organisent en trois niveaux
- "intra"-déficitaire par utilisation intensive du résidu post-lésionnel ;
- "extra"-déficitaire par mise en place d'autres moyens utilisant des schémas fonctionnels différents ;
- "supra"-déficitaire par intégration des nouvelles formes d'analyse et de compréhension de la situation, véritable aspect cognitif, lié à la plasticité du système neuro-psychologique.

Les deux premières stratégies se réfèrent à des procédures (façon de faire), la troisième étant de l'ordre des processus (façon de concevoir). Ces trois formes de compensations s'organisent entre elles, afin de "défier" chaque situation. Imagination et ruse les alimentent au prix parfois, malgré le système ambiant, d'une grande modification des fonctionnements usuels. Il y a alors transformation du sens, sorte de créativité qui souvent dérange.
Au total, la gestion d'un handicap consiste à équilibrer deux boucles par rapport au système ambiant, l'une conservatrice et l'autre créatrice de sens.

UN OUTIL D'ÉVALUATION-RÉGULATION

Le jeu qui s'institue entre les différents paramètres constituant le handicap, symbolisé par l'équation proposée précédemment, ouvre une perspective d'évaluation-régulation. Cet éclairage ajoute des notions formatrices à cet outil d'analyse.

Outil d'évaluation
Afin d'évaluer la nature exacte d'un handicap, il convient avant tout de le mettre en évidence sans ambiguïté. Il faut donc augmenter globalement la valeur de l'équation, et ce en diminuant la valeur du dénominateur de la fraction. En effet, à un instant donné, l'incapacité est constante, et les stratégies de compensation sont liées à la situation étudiée. C'est donc cette dernière qui prend le statut de révélateur. Elle doit être étudiée en de multiples micro-situations à la loupe, à la pince à épiler, passée au peigne fin. Chaque dimension ainsi isolée est examinée et soupesée.

Vont alors progressivement apparaître certains points spécifiques sur lesquels les stratégies de compensation n'ont pas ou peu de prise. Simultanément, la transférabilité d'une micro-situation à une autre est envisagée, afin de travailler sur les liens qu'elles entretiennent entre elles. C'est de la conflagration entre les dysfonctionnements propres à chaque individu d'une part, et les caractéristiques des situations traversées d'autre part, qu'émergent de proche en proche le handicap qui ne peut en aucun cas être défini sans le contexte.

Cette évaluation doit prendre en compte toute subjectivité. Elle est par essence qualitative, se situant sur un plan totalement différent d'une mesure simplement quantitative et donc réductrice.

Au total, il n'existe pas de situation de handicap mais que des handicaps de situation.

Outil de régulation
La vision systémique individu-contexte invalide la proportionnalité allouée habituellement au rapport déficit/handicap, où la diminution de l'un entraînant automatiquement la diminution de l'autre. Réguler un handicap revient à diminuer la valeur globale de l'équation. Et ce, dans le plus grand nombre de situations révélatrices rencontrées. Outre le versant purement curatif dévolu aux thérapeutiques déjà évoquées, il s'agit de développer les stratégies de compensation. Ainsi, chaque individu à un instant donné dans une situation donnée doit dépister, connaître, maîtriser ses propres stratégies, les organiser entre elles, évaluer leurs performances, les mémoriser et enfin imaginer les transferts dont elles feront l'objet. Il n'existe aucune stratégie immuable, aucune recette, elle résulte toujours d'une construction qui au moment où elle est mise en place doit être régulée et valorisée en fonction de son efficience. Ce réseau (de stratégies de compensations) se construit de façon diversifiée. Du point de vue intra-déficitaire, l'utilisation optimale du résidu post-lésionnel amène à l'augmentation des performances au-delà d'un niveau habituel.
Du point de vue extra-déficitaire, l'exploitation de possibilités inattendues amène également, parallèlement, vers l'inhabituel.
Si dans les deux cas, il y a découverte voire innovation, le premier système "grandit et généralise" pendant que le deuxième «spécifie et spécialise". Poussé à l'extrême, et dans le cadre d'un résidu exploitable, un décalage apparaît entre l'hyper-efficience demandée à l'incapacité et la diversification proposée aux autres fonctionnements.

Ici se trouve le progrès, l'assouplissement des structures, l'apparition de nouveaux plis, l'auto-réorganisation, l'adaptation relevant du point de vue supra-déficitaire. Jouer avec les interactions entre stratégies de compensations et situations rencontrées donnent au sujet une connaissance profonde de son fonctionnement, véritable éducation cognitive de la gestion de son handicap. L'auto-régulation qui en découle amène à considérer les situations difficiles comme les situations les plus formatrices. Le rééducateur, par son rôle de miroir, de guide et de conseiller est au centre de ces interactions.
Au total, la rééducation apparaît sous l'angle d'un équilibre complexe entre deux nécessités : celle de se rapprocher d'un fonctionnement usuel et celle de prendre en compte de nouvelles formules de fonctionnement original.

STRATÉGIE DE REEDUCATION

Toute prise en charge rééducative est formation. Or, la connaissance de l'organisation de la gestion d'un handicap présente de nombreuses facettes en rapport avec la fonction formation. Ces deux concepts se rejoignent à plusieurs niveaux.

A la base, toute formation comme toute rééducation consiste à construire des situations donnant à l'apprenant l'occasion de se former. De la même façon, tout handicap se détermine à partir d'une situation donnée et "oblige" à se former. Toute prise en charge de rééducation est aussi soin. Décider de posséder le pouvoir de soigner, agir sur la santé d'autrui n'est pas un mince pari. De la passivité à l'interventionnisme, de la dépendance à l'autonomie, l'équilibre de l'action de rééducation est complexe.

Ainsi, dans leur développement, gestion d'un handicap, formation et rééducation procèdent d'un "défi lancé" afin d'aller vers le changement. Dans tous les cas, cette dynamique est un des axes générateurs du projet qui anime patient et rééducateur.

Mise en place d'un défi

Lors de la survenue d'une déficience, de l'hémiplégie à l'arthrodèse vertébrale, de la perte de vue à la fracture du col fémoral traitée par arthroplastie, de l'ataxie proprioceptive à la simple lombalgie, pour ne rester que dans des exemples kinésithérapiques, l'individu en cause, amorce une descente caractérisée par la prise de conscience de ses nouvelles incapacités. Cette prise de conscience s'amplifiera encore lorsque des situations apparemment simples rendront le handicap évident. L'accumulation soudaine de ces contraintes peut, si les conditions motivationnelles sont réunies, se retourner en ressource tel le coup de pied d'élan au fond de l'eau. C'est à cet instant précis que naît la notion de défi.
En effet, si l'évolution dans le temps du niveau motivationnel du patient est symbolisée par une courbe, le graphe obtenu tendra à représenter une parabole, peut-être plusieurs fois répétée. Ainsi, pour un même niveau de motivation, la pente de cette courbe, dérivée représentant le vécu situationnel à un instant donné sera :
- soit négative, preuve des contraintes ressenties
- soit positive, prise de conscience de ressources à exploiter, ces deux versants co-existent et co-évoluent dans le même instant.
Le point de bascule, le plus bas placé sur la courbe, lieu d'une dérivée nulle, symbolise le point d'équilibre au-delà duquel il faudra toujours se situer pour tenter de se maintenir dans la composante ascensionnelle de la motivation.

Le défi en question est contenu dans cet auto-dépassement permanent et sans cesse renouvelé.

Le champ situationnel fait ainsi surgir des objectifs-obstacles, obstacles-objectifs, générateurs de créativité. C'est dans le successif simultané de ce double mouvement que jaillit une tension émotionnelle mobilisatrice.

Une science du défi
La confrontation avec de multiples micro-situations donne l'occasion à l'individu de déceler les points où ses stratégies sont mises à mal. La construction par le rééducateur de nombreuses variations autour de nouvelles situations voisines des précédentes vont faire apparaître des stratégies adéquates. D'abord, ce sont les capacités en état qui sont exploitées, dont rien de ce qui existe déjà, même à l'état embryonnaire n'est laissé de côté. Ici, la rééducation travaille aux limites de ce que le dysfonctionnement permet. La volonté est de repousser les frontières pour agrandir le territoire des possibles. Parallèlement, imaginations et ruses vont permettre d'ouvrir des passerelles neuves entre diverses capacités, développement de chemins nouveaux caractéristiques des stratégies extra-déficitaires. Des boucles se démultiplient, s'enchevêtrent, de généralisation en discrimination, de transport en transformation, donnant et reprenant sans cesse du sens à l'action mise en place.
L'appropriation progressive de tous ces fonctionnements suggère de nouvelles solutions. Le patient va ainsi jongler de façon "supra" avec ces modèles de raisonnement et en effectuer le transfert dans des domaines divers.

Rééduquer : mille et une sollicitations dans mille et une situations avec mille et une variations pour obtenir mille et une adaptations.
Au total, c'est une véritable formation qui est mise en place, pour l'individu qui est concerné par la déficience mais également pour les individus qui gravitent autour et particulièrement dans le cadre de sa réadaptation.

DANS LE SILENCE DU DÉFI

Ainsi, à chaque pas, chaque situation révèle. Elle révèle
- un éventuel handicap
- sa valeur qualitative
- son mode de régulation par les stratégies requises
- l'état motivationnel instantané
- les potentialités soudainement actualisées
- la finalité de l'ensemble

Il n'y a nulle constance, nulle fidélité, entre l'individu et les capacités qui se révèlent et l'abandonnent tour à tour dans chaque situation. Il y a dé-fi (latin qui a cessé d'être fidèle).

Dans les difficultés générées, la situation souligne et amplifie la déficience mais, dans le même mouvement, la délimite et la clôture suggérant sa maîtrise. Le paradoxe ici posé par une vision synchronique, place le handicap comme produit par l'originalité qui s'imprime dans chaque situation traversée, et comme producteur du mode de gestion original de chaque situation immédiatement modifiée.
Et s’il est des cas où le déficit ne préexiste pas, il prend parfois corps de lui-même, donnant à penser que sa création, son surgissement, puis sa résolution, son dépassement, constituent des étapes nécessaires à l'épanouissement du projet de l'individu. Combien de barrières ne sont-elles pas recherchées ou créées dans l'instant ? Combien d'inhibitions déguisées en incapacités encombrent le chemin comme pour lui permettre de gravir ?
Dans une vision diachronique, chaque situation prend un sens particulier, projetant une représentation mouvante qui se réfère au continuum chaotique et rebondissant dans lequel elle s'insère, et qu'elle engendre.
Le système individu plus déficience plus contexte situationnel délibère et conçoit dans le même temps les stratégies à jouer et les directions à gagner. En rééducation par exemple, un subtil dosage est objet de négociation, parfois explicite, le plus souvent implicite, afin que chaque situation construite : bouscule et dérange, consolide et conforte.

Dans un dialogue invisible, inaudible et indicible, sous l'égide et les traits de la ruse, l'individu et le monde se lancent et relèvent sans cesse des défis silencieux.

CONCLUSION

Que la déficience et l'incapacité en jeu soient éphémères ou définitives, rééduquer c'est gérer un handicap de situation, et gérer un handicap, c'est aller vers un équilibre complexe entre deux boucles, l'une conservatrice, l'autre créatrice. Mais aussi, rééduquer, c'est offrir au patient la liberté de se former, au travers de ses difficultés.

Si l'aspect formateur du handicap est pris en compte, le territoire des capacités de l'individu dessiné sur la planète des activités humaines retrouve une place tout à fait appréciable avec de nombreuses zones de recouvrement riches d'échanges. Toute minorité évoluant à l'intérieur d'un éco-système transforme celui-ci. Ainsi, ce qui est bon pour une minorité, si ce n'est pas systématiquement bon pour tout le monde, possède néanmoins du bon pour chacun des membres du système. De ce point de vue, apprivoiser une déficience en vue de conquérir l'autonomie revient à concevoir une véritable science du défi.

BIBLIOGRAPHIE

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- VON BERTALANFFY - Théorie générale des systèmes. Editions Dunod, 1973

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