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vendredi 18 janvier 2019

L'autre raison

La relativité nous a fait tomber dans le relativisme. Trop penser, trop sentir, c’est être dans la névrose, être malade, affligé, affecté. L’affection est devenue névrose. Avoir des convictions est synonyme de psychorigidité. « La conviction est une maladie », écrit Francis Picabia, qui suscite la réflexion de Philippe Bilger que je commente ici. Les hommes sont tellement avides de vérité qu’ils sont incapables de se rapprocher sur le plan personnel sans s’écharper sur leurs options philosophiques. L’esprit humain est intranquille tant que les autres ne se sont pas rendus aux certitudes qui les sauvent eux-mêmes. Il est temps detrouver une autre raison qui ne soit pas celle des idéologies ni de la faculté dejuger, qui ne nourrisse pas la dialectique frustrante des torts et des raisons, mais agisse plutôt comme une phénoménologie générale, capable de rendre compte du monde commun. https://www.philippebilger.com/blog/2019/01/toute-conviction-est-elle-une-maladie-.html#comments « Sujet aride que celui que vous traitez, cher Philippe, dans un billet que je lis bien tard (je suis en pleine séance de rattrapage). Quand vous écrivez : « Au fond la conviction n'est jamais une maladie quand elle ne s'impose pas mais se propose », vous désignez par « conviction » ce qui est en fait une opinion. Car ce qui contamine la conviction est de baigner dans la certitude. Ce n’est pas à dire que l’on soit nécessairement forcé de ou porté à imposer ses certitudes. On peut vivre avec la contrariété que d’autres ne sachent pas ce dont on croit être certain. Mais on ne s’en satisfera que dans sa vie sociale. Cette contrariété ne laissera jamais notre esprit en repos. Le seul moyen d’en sortir est d’accepter que la conviction n’est pas plus que la foi de l’ordre de la certitude. « Je crois » et « je sais » ne sont pas de sens ou d’ordre équivalent. « Quand elle [la conviction] s'adresse à quelqu'un pour convaincre ou accepter d'être convaincu. » Ma conception du dialogue est de pousser mes interlocuteurs au bout de leur logique pour voir si elle emportera la mienne. Beaucoup sont fatigués de mon goût de l’argumentation et m’accusent de croire que j’ai toujours raison. C’est bien mal me connaître. Je ne suis pas sûr de moi. Si la « raison » existait, non comme la faculté de raisonner ou de juger, mais comme dans mes rêves, elle se définirait comme la somme des points d’accord dégagés des points aveugles et telle que le « on » soit ce dont chacun puisse convenir quand il dit « je » en commun avec le monde. Le « on » serait une sorte de phénoménologie générale et la raison serait le monde commun. Mais nous nous représentons différemment le monde commun. Un stigmatisé comme moi (au sens d’Erving Goffman) a beaucoup de mal à y entrer. « Tu ne connais pas le monde » ou « dans ton monde d’aveugle », me dit-on. Ce n’est pas que j’appréhende très différemment le monde que mes semblables. J’essaye de parler la même langue, mais mes semblables n’approuvent pas ma traduction. Une cécité innée est un stigmate social. Mais l’incompréhension s’élève dès qu’un « je » ne peut pas confirmer le cercle des évidences partagées que développe le « on » qui décrit le monde, ce pronom moins imbécile que neutre, c’est-à-dire dès que les hommes sont séparés par les convictions. Or on a eu beau conseiller aux hommes de se réunir en cherchant ce qui rapproche les personnes plutôt que les pensées, le besoin de vérité qu’ont les hommes s’oppose à ce rapprochement personnel. Deux hommes ne sont pas d’accord, ils dialoguent, ils se poussent dans leurs retranchements, espérant que de la discussion jaillira la lumière ; et puis ils regrettent d’avoir perdu leur temps dans un dialogue de sourds. Je ne sais pourquoi se demander si une conviction relève de la maladie me rappelle la question de savoir si le malade n’est pas, bien loin du névrosé, celui qui se croit sans névrose. La conviction tournant à la maladie est la névrose de croyance qui nous sépare des autres en se fermant sur elle-même, définition de l’idéologie selon Hannah Arendt, qui ajoute cette caractéristique que l’idéologie est un système de convictions circulaire. Lisant une édition des « Pensées » de Pascal par Dominique Descotes, je me souviens que ce préfacier déplorait la tendance du mathématicien janséniste à présenter une pensée en « bouclage ». Dans la névrose, dans la conviction ou dans toutes les relations qui souffrent par mauvais effet qu’on se fait l’un sur l’autre, il faut ouvrir le cercle. Méditant sur la différence qu’il y a entre idéologie et doctrine, la comparaison m’est venue de l’idéologie aux stalagtites et de la doctrine aux stalagmites. L’idéologie part d’idées que nous nous faisons et goutte dans la caverne. Elle est descendante. La doctrine tire son effet de solidité de ce qu’elle part du fond de la caverne d’où montent les mythes pour nous aider à la comprendre. Elle est ascendante et transcendante."

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