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lundi 28 février 2011

Salutaire mise au point

(suite du dialogue entre le Torrentiel et un croissant de lune, herméneutique 12, réaction tardive du torrentiel au décryptage précédent du croissant de lune)

Envoyé par le Torrentiel le 1er mars 2001 à 4h8)

Mon cher croissant de lune,

Le message auquel je réponds, bien que tardivement, contient des propos, auxquels je ne peux rester sans réagir.

1. Il ya bel et bien eu, dans le moment où tu l'as écrit, des volontés d'ingérance occidentale, mais je rappelle que, pour lors, le plan ne consistait pas à intervenir militairement en Libye, mais simplement à établir un pont aérien au-dessus de ce pays afin d'empêcher l'aviation militaire encore obéissante à Kadhafi de bombarder les populations civiles. Que l'intérêt pétrolier ne soit pas complètement absent d'un désir occidental de venir en aide à des populations massacrées, me paraît un propos ici hors de saison, car l'Occident pourrait très bien régler ce problème avec le régime qui aurait succédé à celui de Kadhafi, lequel il n'a jamais vraiment ménagé, pas même durant la dernière période, il n'y a qu'à garder dans l'oreille le souvenir des cris d'orfraie poussés par l'Occident lorsque la Lybie a dirigé la commission des droits de l'homme, et pas seulement parce que la Lybie en profitait pour multiplier les rapports qui condamnaient Israël, quoique tu aies laissé entendre, non sans logique, que, depuis la libéralisation que le colonel Kadhafi avait consentie de ses ressources pétrolières, il se serait allié avec la puissance israélienne. Ne t'en déplaise, toutes les ingérances occidentales, pour se suivre, ne se ressemblent pas, et toutes n'obéissent pas à des motifs unilatéralement déshonorants. La seule interrogation qui me paraît dénuée de procès d'intention face à la recherche occidentale de la manière d'épargner au peuple lybien les violences de celui qui n'était devenu que son tyran, interrogations qui ont occupé le Conseil de Sécurité jusqu'à hier matin, 28 février, me paraît être de convenir que l'Occident aurait pu avoir la même réaction humanitaire face à la dernière opération "plomb durci" qui a sidéré gaza en 2008 et, de même, face à "la guerre du Liban" qui a détruit une bonne partie des infrastructures de ce pays à la liberté déjà bien aliénée et surveillée de toutes parts, sous prétexte qu'Israël ne voulait pas faire face au danger que lui faisait courir le Hesbollah, guerre au courant de laquelle on n'a pas oublié que Sarkozy, interrogeant un responsable de l'état-major israélien, ne sut que lui demander sans ambages :
"Combien de temps vous faudra-t-il pour finir le boulot ?"

2. Tu m'écris que nos "gouvernants sont la plaie et la lèpre du monde, d'eux procède la tyrannie, ils sont la tyrannie même". Votre ressaisie actuelle prouve qu'on peut s'affranchir de la tyrannie, si tyrannie il y a. Car il reste à prouver que cette tyrannie procède essentiellement de la "force étrangère", et non pas de causes internes aux pays dans lesquels elle s'exerce. Car enfin, il faudrait savoir si c'est l'Occident qui a renversé le roi Idris (l'Occident a fort mal supporté le régime lybien, même si une certaine normalisation s'est établie après le contrôle volontaire que ce dirigeant lui a laissé sur ses ressources minières) ; si c'est encore l'Occident qui a obligé des sociétés post-coloniales, une fois leur indépendance acquise, à ne pas organiser des sociétés qui le devinssent aussi. Il a bien tenté de leur apporter de son savoir-faire en matière d'organisation administrative (car on ne chasse pas impunément une administration bien formée pour la suppléer par une autre improvisée), mais l'Occident a été chassé par ces pouvoirs venant de gagner leur indépendance, ce qu'on peut comprendre dans un premier mouvement ; mais depuis, les mêmes n'ont jamais cessé de lui reprocher d'avoir livré ces peuples à eux-mêmes, alors qu'un de gaulle concevait ce qu'edgar Pisani a appelé plus tard pour la Nouvelle calédonie l'"indépendance association". Les gouvernements qui ont chassé l'ancienne puissance coloniale lui ont fait grief de ne pas les avoir assistés, en même temps qu'ils la soupçonnaient constamment de vouloir pratiquer l'ingérance dès qu'elle ouvrait la bouche, et tout en lui demandant de ne pas couper "la pompe à finances" et de continuer à alimenter ses régimes corrompus, au nom du devoir de mémoire qui demandait à l'Occident réparation de son péché colonial. Il faudrait tout de même que le monde arabe arrête de chercher les moyens de ne pas s'en prendre d'abord à lui-même et d'attribuer son mal à celui qu'on lui a fait. L'Occident aurait pu opposer toute la résistance qu'il aurait voulu, il n'aurait jamais pu empêcher le monde arabe de s'unir, si vraiment il l'avait voulu, ce qui n'est pas encore acquis même "au jour d'aujourd'hui". Tu n'as qu'à voir comment confronté à un juste sursaut, l'Occident ne peut que se contenter d'entériner les événements, en s'en réjouissant plus ou moins sincèrement, mais en ne pouvant rien faire pour contrarier la logique du sursaut. La résignation n'est jamais génétique, même s'il peut y avoir au fatalisme une part atavique. Par atavisme, n'entends bien que ce que j'y mets : soit comment l'histoire ou la perception de soi face aux préceptes que l'on a reçus transmet à nos comportements des réactions qui relèvent de l'inconscient collectif et dépassent la logique, à laquelle devrait en droit être subordonnée la part de l'atavique, comme l'instinct à l'intelligence, mais nous sommes pleins de ressorts instinctifs, qui sont à la base d'une part non négligeable de nos réactions.

3. Qu'est-ce qui justifie en fin de compte que l'Occident ait peine à être complètement sincère dans la joie de votre liberté progressivement recouvrée ? Figure-toi que lui aussi a de la mémoire, et qu'il se souvient de cet expansionnisme arabe qui est venu le surprendre bien avant les croisades, dont l'échec a peut-être favorisé un instinct croisériste. Pour le dire d'un mot, l'Occident voudrait s'assurer que vos victoires ne sont la défaite de personne et en particulier pas la sienne. Car l'Occident n'a pas seulement de la mémoire, mais il entend les imprécations dont tu le flagelles quotidiennement. Sois assuré d'une chose : l'Occident a le même amour de l'humanité que toi. L'Occident a été le premier à croire en "l'idéologie du progrès" dans laquelle il aurait voulu entraîner l'humanité et toi avec. Il n'est pas jusqu'à une certaine conception de la colonisation républicaine qui n'ait pour une part obéi à cette volonté d'entraîner les peuples colonisés, considérés comme moins avancés ou, disons-le, car ainsi parlaient Jules ferry ou renan, qui étaient rien moins que des cléricaux, "inférieurs", dans un progrès dont il se savait techniquement dépositaire. Tu peux contester à cette colonisation républicaine et tout ce qu'il y a de plus laïque l'illusion d'avoir cru en même temps que cette supériorité technique allait de paire avec une supériorité idéologique. Mais cette erreur n'est jamais que la manifestation commune à tous les peuples d'une croyance instinctive en un dieu qui donne la victoire et l'abondance à ceux qui prennent le bon chemin pour l'acquérir. Ce sentiment d'être justifié par l'abondance répond à celuui de l'opprimé dont la voix crie "justice" parce qu'il ne voit jamais que lui soit redistribué le bien commun, bien qu'il travaille peut-être plus que les autres à en faire profiter l'humanité. La perversion du système s'est accrue pour des raisons macroéconomiques, d'aucuns diraient inhérentes au capitalisme, qui ont éloigné la production de ses sources humaines, réduites par l'analyse marxiste à n'être que des "moyens de production".

4. La méfiance occidentale peut s'accroître d'un certain penchant racialiste redondant dans ta rhétorique. Ainsi, toi qui ne cesse de faire l'apologie d'une "érotique du métissage", tu te demandes ce qu'un arabe peut trouver de bon à épouser une américaine, interrogation sous laquelle perce une ironie dont je sais bien que tu n'es pas dupe, car tu sais comme moi que l'amour est aveugle, mais une américaine a autant de charme que n'importe quelle femme au monde : elle a simplement un charme différent. Mais ce racialisme, non seulement différencialiste, mais inégalitariste, peut t'amener à dire, quand tu te considères et te laisses emporter, que vous êtes "l'harmonie du monde et, si j'osais dire, sa beauté". Comment veux-tu que l'Occident ne se méfie pas, quand il entend de telles professions de supériorité, qui le transportent dans le souvenir, je ne te ferai pas l'injure de te dire de la nation allemande, qui se prenaient elle aussi pour une "race supérieure", mais de l'"élection" du peuple juif, dont tes propos transportent un reflet dans ton appréhension de toi-même, un reflet certes atténué en ceci que tu ne te confères pas un caractère représentatif de l'humanité, et que tu veux entraîner l'humanité dans ta victoire, mais seulement après l'avoir redressée des torts que tu estimes qu'elle a eus envers toi ?

5. Et cette façon dont tu l'engueules en te suppliant de t'en faire aimer, tel un "porc épic qui voudrait être embrassé", comme se définit fort bien l'un de mes amis kabyles à la suite d'un diagnostique qui lui a été adressé par un psychologue, fait que tu crois naïvement que l'européen retrouve le "goût de vivre" quand tu es libéré ? D'abord il y a ceci que ta libération n'est pas encore entièrement accomplie : donc il l'observe et ne demande qu'à s'en réjouir par avance, si elle va jusqu'au bout de ses aspirations. Ensuite, il y a que l'européen s'est toujours réjoui des libérations. N'oublie pas que l'européen porte en germe un instinct révolutionnaire depuis la révolution française qui s'est exportée dans toute l'Europe et que le trotskysme a exalté en désir de "révolution permanente" érigé en vertu gouvernementale. Instinct utilement tempéré par le conservatisme dont je t'entends me répondre qu'il doit calmer toute menée révolutionnaire pour qu'elle ne dégénère pas en anarchie dissociatrice et cahotique, ce en quoi je ne puis que te donner raison. Je t'ai écrit cet après-midi que le christianisme portait dans ses gènes, depuis saint-Paul, une forme de résignation qui était à la limite de la collaboration avec des régimes injustes. J'aurais dû ajouter que Saint-thomas d'aquin a largement rectifié le tir quand il a assorti cette obéissance quasi servile aux autorités de l'Etat de la légitimité du tyranicide, quand le tyran, fût-il un "roi très chrétien", en venait à ne donner que des ordres immoraux. Saint-thomas d'aquin a été le premier inventeur de la désobéissance civile. Qu'en est-il de la prégnance de ce sentiment révolutionnaire en Islam ? Je te pose cette question sans malice, car je ne suis pas un contempteur de l'esprit révolutionnaire, mais j'en connais très exactement les limites.

Donc, l'européen se réjouit de la victoire arabe parce qu'elle flatte son instinct révolutionnaire. Mais je t'assure que, tout bien disposé qu'il soit, en même temps qu'il s'en réjouit, l'européen ne peut s'empêcher de s'en méfier, et il est parfaitement possible que ceux qui s'en sont réjouis devant toi, par-delà le fait qu'ils étaient contents pour toi, ont aussi peut-être essayé de ménager l'avenir et de te concilier, pour le cas où la victoire que remporterait ta nation dans ses justes soulèvements finirait par faire triompher la force par-dessus la liberté, comme il est arrivé que dans les pays de l'est, la révolution a fait triompher le fric sur les aspirations à la délivrance de la chape de plomb, qui emmenait au goulag quiconque essayait de la soulever. Telle a été la désillusion qu'ont entraînée, pour l'homme occidental qui ne demandait qu'à y croire,les dérives pseudoreligieuses et tout à fait olygarchiques de la révolution, colorée ou non, des pays de l'est. Or, à tout prendre, le fric est misérable, mais il ne fait violence que colatéralement : il ne fait pas le bonheur et ne fait le malheur que quand on n'en a pas, donc il ne fait rien du tout, à la limite, il est incapable de faire du mal. Si vraiment tu considères que l'origine de tous tes maux est attribuable à l'homme occidental et à ses menées croiséristes, lèpre de l'humanité, ta violence verbale ne sera pas que colatérale, l'homme occidental qui n'a jamais désiré ton humiliation le parie au-dedans de lui-même. S'il ne se rend pas de manière masochiste à tes arguments qui sont autant de coups de fouet que tu fais pleuvoir sur son dos, c'est parce qu'il a beau être voûté, il ne désire pas l'être davantage. Je sais bien que l'individu dissocié a le dos large, à force de ne plus répondre aux exaspérations multiples dont il est victime de toutes parts. Mais qu'il ait le dos large ne veut aucunement dire qu'il ait envie d'avoir mal au dos.

Ton Torrentiel, fils d'une génération qui en a plein le dos, tellement que ça lui fait avoir une sciatique qui lui donne envie de rester statique

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