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mardi 14 décembre 2010

L'AREOPAGE ET LA MAIEUTIQUE, LE DIALOGUE ET LA CONVERSATION

L'épisode est bien connu. Saint-Paul arrive à athènes. Il croise un Temple (bizarre, situé sur la coline d'arès, nom grec du dieu Mars, dieu de la guerre. Ce temple est pourtant dédié "au dieu inconnu". Ni d'une, ni deux, Saint-Paul entre dans e temple, s'adresse à l'aréopage et dit qu'il connaît ce dieu. Il l'estampille : c'est Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts. Et de dérouler le kérigme à l'aréopage, c'est-à-dire la vision chrétienne du péché qui nous avait mérités la mort, comment Jésus avait assumé cette mort en prenant sur lui le péché des hommes et comment Dieu L'avait ressuscité d'entre les morts. Kérigme, essentiel de la Foi, déjà tout à fait élaboré d'après saint-Luc qui rédige les actes des apôtres dans lesquels il narre cet épisode. Les membres de l'aréopage réunis en ce lieu n'entendent pas ce discours qu'ils trouvent, non pas contrefait, mais tout à fait cocace:
"Si tu veux nous parler de la résurrection des morts, tu reviendras une autre fois", chassent-ils doucement saint-Paul qu'ils prennent pour un hurluberlu.

La tradition chrétienne a diversement interprété cet épisode : les uns ne se sont arrêtés que sur la trouvaille. Génial, auraient-ils dit aujourd'hui, d'avoir tenté une OPA sur "le dieu inconnu". Mais ceux qui regardent au résultat, les spécialistes des bilans qui rendent des comptes aux actionnaires, sont plus circonspects sur l'opération: le résultat est nul puisqu'il n'a produit aucun converti et que, pire, Saint-Paul, qui fourbissait là ses premières armes, a été chassé sous la promesse d'un rendez-vous hypotétique remis aux calendes grecques et qui n'a jamais eu lieu.

A qui donner raison ? Comme j'ai déjà eu l'occasion de l'écrire ici et ailleurs, le syncrétisme n'est pas en odeur de sainteté. Il faut croire que la recherche de concordances ou d'invariants spirituels n'est pas au goût du jour. Il faut reconnaître qu'elle est un peu facile, et et il n'est pas très respectueux de l'identité des autres de s'emparer de leur dieu en le changeant en un tournemain. Ce n'est pas très respectueux et pas très opérationnel. Là où il n'y a pas de respect, il y a peu de fruit pour l'entreprise aventureuse. La leçon de cette histoire est qu'amener les autres à soi est une école de patience. Quand je dis "à soi", j'entends évidemment à "Dieu". Mais comme c'est inévitablement par soi que passe la conception que nous avons de dieu et que nous voudrions faire prévaloir, je serais presque tenté de reprendre la formule des alcooliques anonymes, qui bâtissent leur thérapie sur la croyance en une puissance supérieure : "amener les autres à Dieu, tel que nous le concevons".

Derrière cette histoire de Saint-Paul devant l'aréopage, il y a l'évaluation que ses partisans et ses adversaires font du dialogue interreligieux ou de la tentative que fit saint-françois d'Assise, en pleine croisade, de convertir le sultan de je ne sais plus quelle tribu mahométane. Saint-François alla voir le sultan. Mais lui qui savait parler aux oiseaux n'eut pas les mots pour le convertir, et chacun des protagonistes de la disputatio religieuse qui dura une longue nuit campa sur ses positions. De là, comme avec Saint-Paul faisant ses premières armes de zélateur devant l'aréopage, les uns admirent Saint-françois d'avoir accepté de repartir bredouille dans sa pêche aux âmes ; mais beaucoup d'autres en retirent que le dialogue est inutile, et Saint-françois lui-même devait être revenu fort contristé d'avoir fait un aussi long voyage sans avoir acquis une âme au Seigneur, une âme à qui offrir le salut par "la vraie religion", car on prenait "les fins dernières" au sérieux à l'époque, autant qu'on prend le salut à la légère aujourd'hui. La mission de saint-François devait être un échec à ses yeux.
Les antiaréopagites, qui sont les mêmes à trouver à redire à la douceur franciscaine, préféreraient qu'on n'emploie plus le mot "dialogue", estimant que le dialogue conçu de telle façon qu'il n'ait pas pour but d'emporter la conviction de son interlocuteur, ne mérite pas ce nom. A notre sens contemporain, il en va tout à l'inverse. Plus exactement, en Français contemporain, le dialogue a pris un sens opposé. Le dialogue ne vise plus à convaincre ni à être convaincu, mais à pouvoir de part et d'autre rester sur sa position tout en recevant un apport du point de vue de l'autre qui souligne ses différences, car le dialogue interreligieux a été conçu, non comme la recherche du plus petit commun dénominateur, ainsi qu'on le croit souvent, mais en mettant l'accent sur l'expression des différences, ainsi que l'a recommandé par exemple le concile Vatican II dans sa constitution "nostra aetate". Pour nous, modernes, un dialogue où chacun reste sur ses positions obéit à l'exigence du dialogue. Mais les anciens ne l'entendaient pas de cette oreille : ils appelaient dialogue une joute oratoire, sorte de tournois de vin et de mots (qui n'était pas de vains mots, encore moins de mots de devins, même si l'on peut supposer qu'il y avait bien des moment où la langue empâtée devenait sibylline ; en ce cas, on faisait une pause...) Au terme de la joute, il fallait qu'un orateur l'eût emporté. Cela allait même très loin dans l'escroquerie au dialogue qui, au demeurant, jouait la même tolérance que nous feignons de déployer, sinon qu'elle la jouait avec moins de mollesse : lorsque Socrate prétendait par la maïeutique faire accoucher les autres de ce qu'ils pensaient, il prétendait tout simplement les ranger à son opinion. Le plus souvent, ses adversaires déclaraient forfait par chaos, car ils avaient laissé à socrate le soin de poser les questions, qui pouvaient être beaucoup plus longues que les réponses. Socrate les entortillait dans ses questions alambyquées.

Le dialogue platonicien n'était donc pas l'agitation de questions laissées sans réponses comme est devenu le nôtre, qui part du principe, énoncé par Karl Jaspers entre autres, qu'"en philosophie, les questions sont plus essentielles que les réponses". Agitons des questions que nous laisserons disputées et douteuses. Restons sur nos positions, c'est ce que nous appellerons garder nos opinions et notre Foi sans la transmettre, mais ce qui nous tiendra lieu de foi s'apparentera plutôt à la "morale provisoire" de descartes. Notre profession de foi est un peu celle de sacha guitry :
"Il faut laisser à Dieu le bénéfice du doute, je doute en dieu". Or la Foi peut être conçue, soit comme une fixité doctrinale, soit comme un mouvement dynamique, évolutif et progressif. "Je crois vers dieu" et "je doute en dieu". Dieu ne bouge pas dans mon doute, mais par le bénéfice que je lui en laisse, Il Est attiré par ma bienveillance à me faire une grâce et à me faire la Grâce de le connaître.

Nos dialogues actuelles laissent "les questions disputées", mais parient que nous recevrons quelqu'éclairs de vérité de l'étincelle qui jaillira de l'énoncé d'une différence. Cet énoncé a lieu généralement à la faveur d'une interruption. Jadis, nous prisions "l'esprit de conversation" à la française, pour ce que l'on y déployait une infinie patience à s'écouter les uns les autres aligner d'interminables monologues, qui n'avaient plus du discours antique que les longueurs et que la complaisance où chacun était épris de son éloquence. Le dialogue antique procédait lui aussi par discours, mais où celui qui essayait d'étayer sa démonstration, non seulement réveillait quelquefois l'attention de ses auditeurs en leur demandant leur assentiment, mais surtout appuyait son discours sur des contes. Le discoureur était conteur, ce qui faisait qu'on ne s'ennuyait pas pendant le dialogue.

"L'esprit de conversation" a cru jouer des mêmes artifices en faisant lire à chaque auteur invité dans les salons leur interminable romance qui quelquefois prenait l'allure d'un conte philosophique. On y parlait à l'ampoule dans ce français inégalé du "grand siècle". Les franc-maçons,( les "alcooliques anonymes" (encore eux) et Frédéric Taddeï ont essayé de maintenir quelque chose de cet "esprit de conversation" en n'admettant pas que celui qui parle ne soit interrompu, qu'il n'ait terminé son propos et que le maître de cérémonie n'ait donné la parole à celui qui l'aura demandée ensuite. C'est, en voulant sauvegarder la bonne ordonnance de "l'esprit de conversation" et l'agrément de la bonne éducation, aller à l'encontre de la nature de la conversation, qui a besoin de l'interruption pour faire jouer les contrastes lumineux et pour qu'il y aient quelque chance que nous foudroient quelqu'étincelle, de ces éclairs de lucidité s'agitant dans la densité qui nous font vivre au coeur de l'éternel, pour parodier la célèbre sentence de rené char, outre qu'ils peuvent à l'occasion nous faire un peu changer d'avis, et les nuances de ces changements d'avis peuvent aller de simples nuances de tons au foudroiement d'une conversion. Notre conversation a cessé d'être discoureuse pour en appeler aux interruptions lumineuses qui, seules, peuvent ne pas laisser dans l'ombre des arguments que nous aurions perdu en route si nous avions laissé filé le discours. Notre conversation plus électrique et virvoltante ne se rend pas par lassitude à des discours qui nous auront harassés, mais à des étincelles qui, passé le temps de la dispute, nous auront convertis, la nuit portant conseil et faisant remonter en nous les arguments pour qu'ils soient digérés, sans que le temps imparti au tournois étant terminé, même après des prolongations éventuelles, nous devions déclarer un vainqueur au mépris du travail de la pensée qui peut se prolonger dans le jeu de lumières dont le souvenir travaille nos visions. C'est que la rhétorique elle aussi a changé de paradigme !

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