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jeudi 13 mai 2010

Le regret de mon père (II)

21 août 2006
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Son agonie, récit



Mon père est mort des suites d'une longue maladie qui dura vingt-six mois en tout dont vingt-trois d'hôpital.

Elle commença par une poussée de tension indépendante de moi : il était monté jusqu'à vingt-sept, son médecin lui avait dit qu'il était son recors.

On craignit pour ses yeux, sa vue baissa, mais il ne la perdit pas.

Lorsqu'il fut hospitalisé en juillet 2003, ce qui prolongea son hospitalisation fut une insuffisance rénale qui n'avait, elle non plus, rien à voir avec moi, mais nous sûmes que l'épreuve qu'il allait traverser serait grave parce que, dans les années quatre vingt, un peu avant qu'il dût encaisser coup sur coup sa tuberculose et ce qu'il ne voulait pas qu'on nommât "une faillite", mais "un dépôt de bilan", il avait eu un apprenti nommé Denis qui, à quinze ans, était dialysé ce qui apitoyait tellement mon père qu'il avait voulu lui donner un rein.

Par la suite, tous les symptômes dont sa maladie dégénéra et dont il mourut furent ceux ou approchèrent précisément de ceux dans le combat desquels je surmontai ce que mon père avait toujours défini comme mon "refus de vivre".

Il déclara d'abord une péritonite dont on mit longtemps à le réanimer des suites opératoires qui épuisaient son corps déjàfaible : une péritonite avait failli m'emporter qu'il n'avait pas prise au sérieux - j'en serais mort un jour plus tard -. Comme j'en réchappais, elle m'ouvrit l'appétit.
Mon père était là quand je fus ramené dans la salle de réveil, je lui tirais les cheveux à les tordre de la douleur qui me tordait. Quand il était en réanimation, nous n'avions droit qu'à des visites comptées et gantées dont sa compagne et ses filles nous volaient largement notre part, nous volant notre père.
Quand je lui demandai s'il était sous respiration artificielle et pourquoi sa voix était altérée, il me répondit :
"c'est juste un petit masque !"

Sa compagne voulait le forcer à accepter de figurer sur les listes d'attente en vue d'une greffe du rein. Se trouvant trop chargé d'ans pour priver d'un rein quelqu'un qui serait dans la force de l'âge, il y était farouchement opposé, mais encore moins qu'au scanner et à l'examen coronarien qui s'avéraient préalablement nécessaires (il ne voulait pas entrer dans le tube).
l'examen coronarien décolla un athérome de cholestérol qui eut pour effet de paralyser tout le bas de son corps.
Immobile, incontinent, il fit escarhe sur escarhe si bien que, pour éviter la gangrène, on dut l'amputer jusqu'à la cheville : j'avais eu les pieds bots, mais le docteur Lucien Mollet de Colmar les avait redressés.

La péritonite m'avait ouvert l'appétit, sa paralysie le fit entrer dans l'anorexie mentale où j'étais tombé dès ma naissance et dont la délivrance a permis que je survive.
De tout ces symptômes que j'ai surmontés, mon père est mort après avoir vécu ; moi, ces symptômes, je les ai peut-être surmontés, mais jusqu'ici je n'ai fait que survivre.

en général, mon père ne parlait pas durant nos visites, se contentant de hocher la tête et réservant de s'animer pour "les étrangers".

Un soir qui tombait dans une des rares périodes où il paraissait avoir "mangé du lion", il fut d'autant plus volubile qu'il nous avait longtemps attendus.
Nous vînmes le voir, ma compagne, ma cousine et moi, toutes deux s'appelant Natalie; J'ai eu un petit passé amoureux avec ma cousine.
Je fus très révolté qu'il parlât beaucoup d'argent et que, lui qui avait toujours pesté contre ceux qui croyaient pouvoir tout acheter, bien qu'il eût renouvelé cette protestation ce soir-là, il faisait sans cesse état de son argent comme si c'était sa dernière arme.
Cette préoccupation ne s'esquiva guère qu'en deux moments de cette visite dont je profitai pour lui poser deux questions qui me taraudaient :
La première fut s'il estimait qu'avant cette maladie, il avait eu de la chance. Il me répondit que oui et que c'était toute cette chance qu'il payait maintenant.
Puis j'osai lui demander si la cruauté de son sort l'amenait quelquefois à se révolter contre Dieu. Il fut révolté de ma question et me répondit avec quelque sévérité qu'on n'avait pas le droit de parler comme ça.
et puis il ne mangea plus jamais de lion, il ne dit presque plus rien et ne se plaignit pas.

Je pensais au saint homme job qui avait eu de l'argent, des enfants et à qui, non pas sa femme, son ex-femme, ma mère en l'occurence qui venait le voir trois fois par semaine, mais moi, son fils, moi qui venais si peu, lui avaient dit :
"Maudis Dieu et meurs !"
Je considérais que, quand il n'y a plus d'issue heureuse... de son côté il ne désirait pas que la mort se hâtât. Le jour où il nous convoqua pour nous demander à tous ce que nous pensions de la façon dont il devait s'y prendre avec la mort, ma mère lui fit avouer qu'il avait peur de la mort, "comme tout le monde" ajouta-t-il.
Je fus étonné qu'il la craignît, car il ne me semblait pas éprouver moi-même cette peur.

Cette quasi convocation intervint après qu'au terme d'une semaine qui fut si éprouvante pour lui qu'à bout de forces, il éclata en sanglots et qu'aux infirmières, il déclara refuser désormais d'être amené en dialyse. Les médecins avaient toujours dit qu'ils respecteraient son choix. A l'appel affolé de ma mère, nous étions tous accourus. dans le train qui me conduisait vers lui, je m'étais dit qu'il entendait agir en stoïcien, que le suicide était une issue quand il n'y en avait plus, que je l'admirais pour cette force d'âme et que le chrétien que j'étais serait capable d'avoir la même, attendu que le stoïcisme n'était pas une démission, mais une sagesse antique.
Quand nous fûmes sur place, les médecins nous reçurent et nous expliquèrent la situation.
Bientôt, ce bavardage des médecins qui y mettaient pourtant toute la sincérité de leur coeur nous lassa et Gilles et moi fûmes pressés de le rejoindre dans sa chambre où une visiteuse de l'aumônerie était, qui lui laissa un texte que Gilles trouva stupide.
A la question que Gilles fit tout droit à notre père s'il était vrai qu'il refusait de retourner en dialyse, un hochement de tête répondit par la négative et papa s'enfouit dans un profond sommeil pendant lequel Gilles et moi observâmes un long silence.
Ma cousine m'ayant donné quelques notions de kynésiologie, je me dis que c'était le moment ou jamais de les tester et j'essayai de parler avec la conscience de mon père.
Je demandais à son silence pourquoi cette décision l'avait traversé ; il me répondit qu'il se sentait si seul...
Je convins que nous ne venions pas souvent, mais il ne nous le reprochait pas.
Je lui dis que cela nous serait plus facile de venir s'il se laissait un peu aimer. Je lui demandai pourquoi il avait tant de mal à laisser le verbe aimer se conjuguer à la voix passive à son endroit, et j'entrai d'autant plus en connivence avec lui que je reconnus que lui et moi avions le même problème avec l'amour des autres que nous savions inspirer sans le supporter.
Son silence me répondit que sa peine à se laisser aimer lui était venue depuis qu'à dix ans, il avait perdu son père, Aymé.
(Environ un an auparavant, un de ses copains notaires avec qui nous avions rendez-vous, et surtout avec qui il était assis sur les bancs de l'école nous avait raconté qu'il avait été ému quand mon père, un jour, avait écrit sur la fiche de présentation que demandait de rédiger le professeur, sous la rubrique "profession du père" :
"Architecte décédé."°

Gilles fut le premier à oser briser notre silence, me demandant :
"On y va ?"
Je me levai en me disant que si ce dialogue de nos consciences était du bluff, l'état de notre père resterait stationnaire ou même empirerait ; mais que, si nous nous étions vraiment dits quelque chose, si nous nous étions vraiment compris, le lendemain un miracle se produirait.
Et le lendemain, comme nous venions tous en ordre dispersé, mais arrivant sans nous concerter quasiment en même temps, craignant de le voir pour l'une des dernières fois, le miracle s'était produit :
mon père avait presque de nouveau mangé du lion et nous demandait ce que nous pensions de sa mort.
Comme, ayant du mal à opiner, il nous arrivait de nous répéter, il comptait sur ses doigts le nombre exact de fois que nous avions dit la même chose.
Sur son aveu de sa peur de la mort, je lui dis qu'il ne me manquait, pour pouvoir le voir mourir tranquille, que sa confiance en la sincérité de tous mes actes et et sa bénédiction. En l'air et de façon railleuse, il traça un signe de croix, mais il le traça.

Il mourut.
Sa mort ne me laissa pas froid,
je l'ai touché froid lors du dernier rituel intime que Gilles et moi avions tenu à accomplir : venir le voir à la morgue. Un ami prêtre devait nous accompagner, un qui pro quo sur le rendez-vous nous fit nous manquer et ce fut heureux, car nous pûmes dire au revoir d'homme à homme à notre père, Gilles allant jusqu'à se mettre à parler tout haut (il fallait oser !) et espérant dans son allocution qu'il y ait un autre côté où nous puissions nous revoir, ce serait bien !

Sa mort ne me laissa pas froid, mais comme je l'avais redouté, les larmes ne m'en vinrent jamais.
Au début de sa maladie aussi, je m'étais demandé si je n'étais pas tout simplement devenu l'ETRANGER, aussi loin de lui que de moi-même.
Lorsque sa compagne ne l'avait pas encore laissé, j'avais bien pensé lui écrire que, face à cette situation où elle le veillait au quotidien, je me sentais comme la petite Thérèse et je la sentais, elle, comme sa soeur Céline, mais je voyais bien que c'était d'un religieux forcé même si, enfant, j'avais au moins autant aimé mon papa que la petite Thérèse avait aimé le sien, toutes mes maîtresses d'école l'avaient remarqué, et surtout soeur Marie-albert.
A la recherche d'une tendresse et d'une compassion pour ce qu'il endurait qui ne fût partagé de rien d'autre et de mauvais, je me demandais pourquoi j'en étais arrivé là, à une telle perte d'émotion. La seule explication que je trouvai et qui me convainc encore partiellement est que mon père et moi, en conflit depuis mon adolescence après qu'il m'eut inondé d'un déluge de merveilleuse affection quand j'étais petit, nous nous étions faits chacun, à l'extérieur, une deuxième famille. Il avait commencé avant moi. Moi, c'était celle des aveugles, surtout s'ils étaient paumés comme moi, et depuis peu aussi celle des mal pensants de sorte que j'avais trois familles quand lui n'en avait que deux. Bientôt il n'en eut plus qu'une : la sienne, nous. Dans l'intervalle, il s'était senti "entre le marteau et l'enclume".

A un couple d'amis bridgeurs dont la femme lui faisait piquer des fous rires et à qui il a fait la confidence la plus intime qu'il ait peut-être jamais faite et et dont le couple tint à nous faire le cadeau à sa mort parce qu"cela hhonorait sa mémoire" et puis aussi nous "honorait", mon père donna un sens à sa maladie. Je restitue ses propos tels qu'ils m'ont été rapportés non sans résister à commenter que les premiers étaient largement exagérés à notre vécu et qu'il s'accusait injustement à mon point de vue :

"J'ai été un mauvais mari,
j'ai été un mauvais père,
je le paye
et je suis content de le payer.

J'ai trop aimé la liberté,
ma dominante étai la liberté.
Mais s'il fallait choisir aujourd'hui entre être un bon père et ma liberté, je choisirais ma liberté."

Je comprends ce choix qui est aussi tellement consubstantiel à moi que, non seulement je le fais mien : mais quand j'avais dix ans, j'ai voulu écrire un roman intitulé "LE LIBERALISME" (parce que mon père se disait "libéral") qui aurait retracé l'histoire d'un homme épris de liberté, mais écrasé par son père (je ne me croyais pas écrasé par le mien) et qui, faute d'avoir pu faire ce qu'il avait voulu jusque dans son métier de "professeur de Mathématiques" que son père lui avait imposé, était en train de mourir alcoolique en mettant la dernière main à ce livre.
Autant que je l'ai pu, j'ai essayé de faire ce que j'ai voulu. Je me crois libre, alors pourquoi je bois quand même ?

Ces amis furent aussi la dernière visite qu'il reçut environ une heure et demie avant sa mort. Ils devaient aller faire des courses, et puis Marie-Rose avait senti qu'ils devaient aller voir Francis. Quand ils vinrent, entre les bras de Marie-Rose qui reconnut qu'il entrait en agonie, il eut des convulsions. Et puis une infirmière qu'il surnommait "Voilà" entra dans sa chambre. Il surnommait toujours les gens. Voilà s'appelait Voilà parce qu'elle disait toujours "Voilà !" en entrant dans les chambres. quand elle sortit cette ultime fois de la chambre de mon père, d'une faible voix il lui dit :
"salut, Voilà !"
et ce furent à notre connaissance ses dernières paroles.
Elles semblaient signer sa vie d'une manière fataliste, mais le fatalisme faisait partie de sa foi, était sa foi même, avec l'humilité :
"Voilà, c'était moi! "J'ai trop aimé la guerre, j'ai trop aimé les bâtiments", j'ai trop aimé la liberté, "ne m'imitez pas", et ne vous fiez pas à cette apparence royale que j'ai cultivée, je ne me suis jamais pris pour un roi. "on est peu de choses", je vous le disais souvent, il faut "banaliser sa vie, la vie est faite de petites choses", "voilà, c'était moi", "ce n'était que moi."
(Au fait, Voilà s'appelait Nathalie...) ( )

2 commentaires:

  1. florencemanlik20 mai 2010 à 14:10

    bonjour Monseigneur. j'ai commencé ma lecture de tant d'écrits votres par 'le regret de mon père II'- et c'est là que je me rends compte qu'il y a à qqpart une 1ere partie, que je lirai ultérieurement--. la phrase finale de votre père, "salut, Voilà", que je viens de lire à haute voix à votre frère Gilles (Toog), résume si bien, en effet, le Phénomène entier; extraordinaire, le texte, la transcription des évènements, le souci du détail. à 10ans, songer à intituler un roman 'le libéralisme'!!
    mme Manlik F.

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  2. En lisant ce beau texte, je lis pour la première fois que le prénom de notre grand-père était "Aimé".

    Aimé, le père aimé de notre père. Celui-ci n'a sans doute pas voulu usurper ce rôle: se laisser aimer appartenait à Aimé, pas à lui qui ne le méritait pas. L'amour est devenu à ses yeux une trop grande affaire pour être pris au sérieux.

    Quelque chose comme ça, peut-être.

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