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mardi 25 avril 2023

"Ludovine ou le devoir joyeux" ou les contradictions de "la Manif pour tous"

« La manif pour tous » fête son anniversaire à grand bruit de casseroles. En France où on a la mémoire courte, on a la manie commémorative et on aime bien fêter ses défaites, car on les confond souvent avec des victoires comme l’avaient fait Ségolène Royal en 2007 ou Marine Le Pen en 2022. Les médias célébraient régulièrement l’anniversaire des émeutes de 2005 comme s’ils portaient le désir inconscient d’une nouvelle déflagration sociale en forme de guerre civile par révolte des éléments les plus énergiques de la société, face auxquels les gesticulations symboliques et syndicales autour de la réforme des retraites mal mais bel et bien passée font pâle figure. Je parie qu’on fêtera bientôt les cinq ans du Covid et de l’expérimentation sociale à laquelle il a donné lieu en étudiant la faible résistance civique aux injonctions paradoxales et aux ordres versatiles que ses gouvernants lui ont intimé comme « confine-toi et lève le pied », « au pied», « assis », « couché ».

 

Cet anniversaire (puisqu’anniversaire il y a) nous donne néanmoins l’occasion de tirer les leçons de la sortie de route de « la France bien élevée » qui s’est exhibée dans la rue en confondant pèlerinage et manifestation. Et cette leçon tient en trois mots : nous nous sommes comptés, nous nous sommes ridiculisés et nous nous sommes discrédités.

 

Nous nous sommes comptés et ça faisait plutôt du bien. Tout à coup les catholiques redevenaient visibles tout en jouant la carte de l’aconfessionnalisme par refus du « front des religions » (cal André Vingt-trois dans une interview sur « RTL »). Nous nous sommes comptés et pendant un temps on a pu croire que l’Église catholique coïncidait avec cette protestation de la famille bourgeoise et patrimoniale que la police de Manuel Valls gazait et tabassait avec une rage qui montrait à Emmanuel Macron comment réprimer les Gilets jaunes, au besoin en tirant à balles réelles si ça devait dégénérer. Nous nous sommes comptés et même si je ne suis pas sorti, je me suis inclus dans ce nombre, car je trouvais marrant que la bourgeoisie passe pour la dissidence. Ne sont pas « les périphéries » qui veut. Je ne sais pas si je suis un vrai marginal, mais je me suis toujours senti plus proche des marges que du centre de la société qui maintient son activité productive alimentaire, mais ne crée pas, même avec les paradigmes apparemment mortifères, conservateurs ou régressifs de la « société close ». J’ai préféré cette sortie de route de la bourgeoisie se montrant dans les rues comme le « syndicat de la famille » qu’elle voulait devenir à la sortie du bois du « catholicisme des Lumières » expliquant au moment du confinement qui entravait la liberté de culte comme aux plus belles heures de l’Union soviétique que sa stratégie de l’enfouissement avait toujours été la bonne, que son dialogue avec la société laïque était fécond et que l’Eucharistie n’était ni le centre, ni la source ni le sommet de la vie chrétienne, contrairement à ce qu’un vain adage avait longtemps entretenu dans la conscience du peuple ignare des charbonniers prétendant être maîtres chez eux en dépit de la « destination universelle des biens ».

 

Nous nous sommes comptés et j’étais de ce nombre, mais nous nous sommes ridiculisés, car la sociologie de ses manifestants était dans son propre déni : non, ceux qui défilaient n’étaient pas les Versaillais de toujours ! J’ai toujours été plus proche des communards, mais dès lors que la bourgeoisie traditionnelle avait depuis longtemps perdu la bataille du verbe, je voulais manger son pain noir avec elle, dont je me promettais qu’il serait agrémenté de grands crus tels qu’on en buvait aux meilleures tables. Pourtant je trouvais inconvenant que dans un Etat dont elle assurait avoir accepté le caractère laïque, l’Eglise s’invitât à la table des négociations de ladite République en posant comme préalables des « points non négociables », tels qu’un mariage contracté au service de l’engendrement, comme si la révolution du mariage n’avait pas eu lieu, faisant passer celui-ci  de fondement contractuelle de la famille, cellule de base de la société, au mariage d’amour. Le mariage était devenu un acte civil et l’Église n’avait pas à s’en mêler au titre de la fiction du droit naturel dont elle se prétendait le garant anthropologique dans des termes qui l’ont discréditée : « Je ne suis pas homophobe pour un sou, déclara le cardinal Barbarin à la manière du bourgeois de Poulailler song. Je compte parmi les gens que j’aime bien des homosexuels très bien et même tout à fait continents, mais je crains que l’autorisation accordée aux pédés de s’enfiler ne débouche sur les partouses ou le mariage zoologique reconnus d’utilité publique. » Le cal Barbarin paya son outrance au moment de l’affaire Preynat qu’il fut moins coupable de ne pas avoir dénoncé (ses victimes pouvaient bien le faire elles-mêmes) que de l’avoir rétabli dans une charge de curé quitte à le remettre aux prises avec ses démons. Son ami le grand rabbin Bernheim chuta lui aussi pour avoir été plagiaire et on oublia les intéressantes passerelles qu’il tentait d’établir entre « Torah et société » (dans une émission éponyme sur une des radios de la communauté juive).

 

Mon intranquillité m’a fait sauter un peu vite du ridicule au discrédit, il faut que je repasse la seconde et que j’examine de plus près la nature de ce ridicule, qui n’était pas tellement d’ordre diagnostique, même si l’Église aurait dû considérer que le mariage était devenu un acte civil dont elle n’avait pas à se mêler.

 

Une de mes professeurs de rhétorique, Aurélie delattre, illustra la pente savonneuse, en se moquant de l’avertissement des meneurs de « la Manif pour tous » qu’on allait passer du « mariage pour tous » à l’admission de la PMA pour tous les couples et de la GPA. On en est à la deuxième étape et encore réserve-t-on pour l’heure la PMA aux couples de femmes. Ça ne tiendra pas longtemps, car la bioéthique ne saurait entrer en contradiction avec l’anti-discrimination, qui obligera bientôt à reconnaître les mêmes droits aux couples d’hommes qu’aux couples de femmes. Certains comme Marc-Olivier Fogiel font avancer la GPA, mais parmi les partisans du « mariage pour tous », il se trouve des adversaires de ce que ses contempteurs les plus acharnés assimilent à du trafic d’enfants.

 

On descend donc bien par degrés la pente savonneuse que dénonçait Aurélie Delattre dans la rhétorique de « la Manif pour tous » et Aude Mirkovic hystérisait le débat quand elle prétendait qu’après la reconnaissance de la PMA, on donnerait naissance à une majorité d’ »hommes [ou d’enfants] artificiels » (Jean-Pierre Dickès). Mais là où « la Manif pour tous » a néanmoins produit une analyse pertinente, c’est quand elle a dénoncé une société dégenrée (qu’elle identifiait sans doute à une société dégénérée). On lui opposait que la « théorie du genre » n’existait pas et qu’il n’y avait que des « gender studies ». La théorie du genre s’est imposée depuis, avec l’idée que les femmes sont des hommes comme les autres et que le sexe n’existe pas, qu’il est une construction sociale et non biologique.

 

Le monde et sa bourgeoisie décadente n’ont pas beaucoup aimé cette bourgeoisie dissidente. Patrick Rambaud en a fait la caricature la plus féroce, mais aussi la plus juste en se souvenant des « Brigitte » (nous avons aujourd’hui une première dame qui porte ce prénom et fait tout pour se distinguer du message indiqué par la bande dessinée des années 50 parlant entre autres de « Brigitte et le devoir joyeux »). Ceux qui voulaient choquer plus profondément les manifestants pour tous (et j’en étais !) ironisaient en leur rappelant qu’ils étaient mal placés pour brocarder la théorie du genre puisque Jeanne d’Arc s’habillait en homme et que Jésus était le fils d’une « mère porteuse » que l’Esprit saint avait couvert de son ombre en lui demandant de se faire la complice d’une théophanie, l’Incarnation du Verbe, qui ne violât point sa virginité comme l’avaient fait celles de Zeus se métamorphosant pour engrosser toutes les mortelles qu’il trouvait désirables.

 

Les « manifestants pour tous » n’étaient pas non plus ridicules de porter une vision de l’intérêt général où ils descendaient dans la rue pour défendre ce qu’ils croyaient être le bien commun où leurs intérêts catégoriels n’étaient pas directement concernés par la loi qu’iils contestaient, mais le progrès de l’individualisme empêchait que l’on comprenne pourquoi des gens s’opposaient à une adjonction de droits qui n’enlevaient rien aux leurs.  (Dans le même ordre d’idées, mon frère et mon meilleur ami ne comprenaient pas que j’envisage de faire le voyage de Paris à Mulhouse  pour voter contre le traité constitutionnel européen. Pourquoi déployer de l’énergie pour dire « non » ? Je n’ai renoncé à ce voyage qu’en dénichant dans le traité l’article 50 qui ménageait un Frexit possible contre l’irréversible qu’on nous promettait de la construction européenne dont la bureaucratie capitaliste finira comme la technocratie des Républiques socialistes, leur rationnement et leurs « appartements collectifs »).

 

« La Manif pour tous » s’est ridiculisée d’avoir adopté les codes d’un monde qui ne l’aimait pas, en faisant par exemple de Frigide Barjot l’icône défraîchie et night-clubeuse de ses aspirations casanières, laquelle se définissait pourtant elle-même comme une « fille à pédés ».  Les « manifestants pour tous », un de mes professeurs de sociologie de l’écriture les appelait des « affreux ». Je trouvais ça moche et ça me fait dire qu’il n’y a pas d’affreux en politique. Christiane Taubira vient de dire qu’elle ne leur pardonnerait pas. Je comprends qu’elle n’ait pas apprécié les caricatures qui la dépeignaient en macaque mangeant des bananes ou ceux qui accompagnaient chacun de ses déplacements de casseroles et de huées. Mais je trouve affreux que l’on croie qu’il y a de l’impardonnable, même si je comprends qu’on puisse difficilement se reconstruire (et parfois se remettre d’une ou) après une offense.

 

Nous nous sommes comptés. Malgré mes divergences, je reste de ce nombre. Nous ne nous sommes pas ridiculisés en tout et le ridicule ne tue pas. Nous n’avons pas rencontré l’amour du monde, mais nous ne sommes pas là pour dire au monde ce qu’il a envie d’entendre, ce serait de la « mondanité spirituelle ». Je continue à préférer cette bourgeoisie dissidente qui se prend désormais pour le « syndicat de la famille » à l’embourgeoisement de l’Eglise qui fait semblant d’adopter, non seulement les codes, mais les valeurs de son temps en croyant pouvoir être féministe ou écologiste, valeurs qui pour l’une se dissoudra dans la complémentarité réalisée des hommes et des femmes, et pour l’autre finira par se montrer sous son vrai jour : une inversion du regard réclamant conversion du ciel à la terre. À tout prendre, je préfère une Eglise qui défende les valeurs de la bourgeoisie dissidente qu’une Église qui adopte les valeurs de la bourgeoisie décadente, à savoir d’une bourgeoisie qui, cédant au démon de l’opportunisme qui fut toujours celui par lequel cette classe s’est reniée, a renoncé à ses valeurs. L’Église doit aller au monde sans avoir l’amour du monde. Ce n’est pas en lui faisant les yeux doux qu’elle se fera aimer de lui ou en se faisant anticléricale à son exemple qu’elle endiguera son anticléricalisme. 

 

»La manif pour tous » est un mouvement contradictoire, il n’y a pas matière à l’en blâmer, il appartient à chacun de mettre de l’ordre dans ses contradictions à défaut de les résoudre, car tel n’est pas le sens du « Que votre oui soit oui et que votre non soit non » qui déborde la résolution des contradictions dans « la coïncidence des opposés » qui n’est pas « l’union des contradictoires » dénoncée par Simone Weil.

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