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vendredi 30 décembre 2022

Philon d'Alexandrie et la lecture allégorique

En lisant Emmanuel Carrère, je découvre la figure de Philon d'Alexandrie, que je ne connaissais que de nom, et qui est un précurseur de notre "lecture allégorique" de la Bible. Philon propose une lecture qui intériorise le littéralisme ou le fondamentalisme de l'épopée du "peuple élu" en chemin personnel, capable de donner naissance

à ce que Philippe Dautey appellera "le chemin de l'homme selon la Bible", un itinéraire psychologique idéal, une anthropologie biblique. (Une révolution apparentée a lieu dans l'islam, qui va du "petit djihad" au "grand djihad", le combat spirituel contre soi-même.

Voici ce qu'Emmanuel Carrère dit de Philon d'Alexandrie dans "le Royaume":

"Il y avait à Alexandrie un rabbin très célèbre appelé Philon, qui avait pour spécialité de lire les Écritures de son peuple à la lumière de Platon et d'en faire une épopée philosophique. Au lieu de s'imaginer, d'après le premier chapitre de la Genèse, un dieu barbu, allant et venant dans un jardin et qui aurait créé l'univers en six jours, Philon disait que le nombre six symbolisait la perfection et que ce n'est pas pour rien si, contre toute logique apparente, il y a dans ce même livre deux récits de la Création, contradictoires: le premier raconte la naissance du Logos, le second le modelage de l'univers matériel par le démiurge, dont parle aussi le Timée de Platon. La cruelle histoire de Caïn et d'Abel l'éternel conflit entre l'amour de soi et l'amour de Dieu.

Quant à la tumultueuse liaison d'Israël et de son Dieu, elle se transposait sur le plan intime entre l'âme de chacun et le principe divin. Exilée en Égypte, l'âme se languissait. Conduite par Moïse au désert, elle apprenait la soif, la patience, le découragement, l'extase. Et quand elle arrivait en vue de la terre promise, il lui fallait batailler contre les tribus qui s'y étaient installées et les massacrer sauvagement. Ces tribus, d'après Philon, n'étaient pas de vraies tribus, mais les passions mauvaises que l'âme devait dompter.

De même, quand Abraham, voyageant avec sa femme Sarah, est hébergé par des témoins patibulaires et, pour n'avoir pas d'ennuis avec eux, leur propose de coucher avec Sarah, Philon ne mettait pas ce macrotage sur le compte des moeurs rugueuses d'antan ou du désert, non, il disait que Sarah était le symbole de la vertu et qu'il était très beau de la part d'Abraham de ne pas se la garder pour lui tout seul.

Cette méthode de lecture que les rhétoriciens nommaient allégorie, Philon préférait l'appeler tropein, qui veut dire "passage, migration, exode", car s'il était persévérant et pur, l'esprit du lecteur en sortait modifié. Il appartenait à chacun de réaliser son propre exode spirituel, de la chair à l'esprit, des ténèbres du monde physique à l'espace lumineux du Logos, de l'esclavage en Égypte à la liberté en Canan.

Philon est mort très vieux, quinze ans après Jésus dont il n'a certainement jamais entendu le nom et cinq ans avant que Luc ne rencontre Paul sur le port de Troas. Est-ce que Luc l'a lu? Je n'en sais rien, mais je pense qu'il connaissait du judaïsme une version fortement hellénisée, tendant à transposer l'histoire de ce peuple exotique, à peine situé sur la carte, en termes accessibles à l'idéal grec de sagesse."

La sagesse a intéressé toutes les époques douées de raison, même si le même Emmanuel Carrère notera avec malice que saint Paul a joué de paradoxes pour dire que Dieu la méprisait, comme Lutherqualifiera la raison de "putain du diable". C'est que saint Paul a, dans une extase, rencontré Quelqu'un qui L'a transformé en Lui. Une telle transformation n'est pas donnée à tout le monde. Nous qui, en bons matérialistes, vivons dans une époque psychologique, ne voulons pas nous transformer en l'Autre. Au mieux espérons-nous que la psychologie nous libérera des schémas répétitifs en raison desquels notre vie s'enlise dans des ornières. Mais nous en attendons plus simplement en général qu'elle facilite notre connaissance de nous-mêmes. Nous n'attendons pas de la psychologie qu'elle nous transforme en quelqu'un d'autre, ni même qu'elle ne livre les voies de l'imitation dont nous nous figurons à tort ou à raison qu'elles nous feraient nous perdre nous-mêmes. Nous n'attendons pas que la psychologie soit en profondeur un itinéraire de transformation.

La lecture allégorique a les clefs des symboles et nous ouvre les voies de la transformation. Elle est une consolation face au désenchantement du monde qui, depuis le siècle des Lumières, nous a fait voir la religion, avec la foi du charbonnier qu'on y apportait, comme une mythologie où il s'agit de convertir les symboles en réalités matériellement acceptables qui restent susceptibles d'animer nos existences.

Ainsi est-il de bon ton de déplorer que la majorité des catholiques ne croie pas en la résurrection des morts ou de Jésus-Christ. J'ai même récemment entendu un prêtre mettre en garde que si nous n'y croyons pas, nous sommes de faux témoins. Les "croyants scientifiques" aimeraient bien que la science apporte les preuves de l'existence de Dieu et le catholicisme bolloréal fait même écrire des livres à cet effet par l'un des frères du milliardaire, comme si l'apologétique n'avait pas jamais convaincu que les convaincus.

La droite catholique qui fait désormais la courte échelle à Michel Onfray après que son "Traité d'athéologie" le lui a beaucoup fait détester, lui opposait avec beaucoup de mauvaise foi Jean-Marie Salamito pour nier que Jésus soit un personnage conceptuel. Or à parler objectivement, l'histoire n'est pas à même de prouver l'existence de Jésus. Elle prouve seulement l'existence des communautés chrétiennes. C'est ce que développe Emmanuel Carrère, qui essaie d'adosser son espérance à son itinéraire de converti ayant perdu la foi. Comme je suis de ceux qu'une telle perte menace, je suis sensible à son effort, et sais gré à la lecture allégorique, qui, aux origines du christianisme, indiquat le sens spirituel des Écritures, d'être une consolation du scepticisme.

Quand bien même Jésus n'existerait que de manière allégorique, Il n'en existerait pas moins pour nous et par nous comme nous existons par Lui et pour Lui. Et sa résurrection aurait une force probatoire: nous pouvons nous "emparer de la force de sa résurrection" (François-Xavier Durwell) pour amener à la lumière ce que nos vies ont d'obscur, non pas comme saint Paul dit qu'au jugement dernier, on revêtira son bonnet d'âne en voyant exposé au grand jour ses mauvaises actions cachées, encore moins pour nous prévaloir de nos turpitudes, mais pour que nos péchés, qui nous font rater notre vie et celle des autres, soient retournés vers la lumière, eux qui ont été commis par notre part d'ombre, qui elle aussi doit connaître ce mouvement de conversion, car "la ténèbre n'est point ténèbre devant Toi, la nuit comme le jour est lumière". 

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