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vendredi 30 décembre 2022

Emmanuel Carrère et moi

    Si ce n'est d'avoir écouté en m'assoupissant l'émission "Répliques" dont il éta    it l'invité ce samedi matin (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/v-13-3416240), où se déployait une fois de plus le dialogue complice entre Alain Finkielkraut et lui-même, je ne sais quelle mouche m'a piqué d'écouter seulement cette nuit l'entretien qu'Emmanuel Carrère et vous-même vous êtes mutuellement accordé (https://www.youtube.com/watch?v=zzpC_e4nNgM). Plusieurs choses m'y interpellent :

Vous commencez par presque lui dire qu'a priori, c'était un écrivain mineur dont les livres ne vous intéressaient pas étant donné l'unanimité critique avec laquelle ils sont accueillis et non seulement il n'en prend pas ombrage, mais il veut bien s'en alarmer lui aussi. Cette audace d'interviewer me plaît et me rencontre d'autant plus que moi non plus, je ne sais pas pourquoi les médias et la littérature ont sélectionné Emmanuel Carrère (dont je n'ai encore rien lu, mais dont j'ai regardé quelques adaptations télévisuelles de ses romans, celles de "l'Adversaire" et l'émouvant "D'autres vies que la mienne". Et bien que le mystère de l'écrivain qui s'inspire de faits réels me reste presque entier pour cause d'entrée différée dans son oeuvre (mais j'envisage de lire Le Royaume, Un roman russe et son dernier opus sur le procès des attentats du 13 novembre), Emmanuel Carrère m'attire d'une façon que je n'aurais jamais supposé et que je ne comprends pas.

Dans ses réponses, il vous dit qu'il ne sait pas partir dans l'écriture d'un roman sans avoir "un sujet". En cela il me rappelle mon père dont nous nous moquions allègrement quand il partait dans une de ses tirades contre les artistes (il ne se pardonnait pas d'avoir épousé une artiste peintre, ma mère). Il avait trois choses à prouver:

- "Ceux qui se prétendaient des artistes n'étaient que des artisans." Il prenait le parti de Serge Gainsbourg dans sa querelle avec Guy Béart sur la chanson art majeur ou mineur. Il en voulait à ma mère d'avoir fait croire à ses trois fils (un joaillier accompli et deux écrivains en quête de notoriété ou d'autorité littéraire) qu'ils étaient des artistes.

- "Pour faire un bon écrivain, il faut d'abord avoir un sujet": c'était surtout cette phrase qui provoquait notre hilarité.

- Et en bonus, il nous disait que nous ne réussissions pas parce que nous nous imaginions qu'on peut tout faire tout seul: "On ne peut pas être auteur compositeur interprète, il faut déléguer, offrir ses chansons". Sur ce point, je suis certain qu'il n'avait pas tort. Je pense à telle de mes chansons qui aurait été beaucoup mieux chantée par des voix puissantes, si je les leur avais offert.

Emmanuel Carrère dit que "D'autres vies que la mienne" est le livre de lui qu'il préfère et il nous en dévoile un secret de fabrication: il a recueilli et agencé la parole du mari de la juge dont le livre raconte la maladie et la mort. Cela m'interpelle parce qu'après avoir passé un CAPES de lettres modernes et ne pas m'être vu dans la peau d'un prof, étant trop mauvais acteur ou n'ayant pas assez de présence de scène pour en imposer à des enfants, j'ai suivi une licence professionnelle d'écrivain public à la Sorbonne nouvelle que j'ai dû abandonner, ma compagne étant tombée malade. Mais le métier d'écrivain public est basé sur le recueil exhaustif de la parole de l'autre, infiniment respectée comme toutes les clauses du "Pacte autobiographique" dont parle Philippe Lejeune, l'homonyme du peintre, disciple de Maurice Denis, à qui j'ai fait lire un texte où je faisais dialoguer le regard et le vent.

Cette tentative d'études est sans doute ce que j'ai le mieux aimé faire: on ne dira jamais assez que la transcription est à l'écriture ce que la copie des partitions de ses grands devanciers fut pour J.S. Bach dans l'élaboration de son oeuvre future. La transcription est une appropriation très respectueuse, au plus près de la lettre de celui qui parle. Elle suppose une grande abnégation, car elle refuse de laisser la lettre pour l'esprit, quand bien même croirait-on comprendre ce qu'il dit mieux que le parleur. La parole recueillie est indépassable et doit être cernée au plus près. Autant je n'ai jamais compris la prétention universitaire à embrasser la totalité d'un texte littéraire, autant cet effort de respecter la parole qui n'a pas autorité m'a plu instantanément, et mon esprit aquoiboniste ne lui a jamais demandé de se justifier.

Rédigé par : Julien WEINZAEPFLEN | 27 décembre 2022 à 06:05 

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