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lundi 5 décembre 2022

Nathan Devers, portrait d'un inconnu

Justice au Singulier: Entretien avec Nathan Devers (philippebilger.com)


Exercice très intéressant pour moi que d'entendre le portrait d'un inconnu, car Nathan Devers était un inconnu pour moi, qui n'a pas passé sous silence vos qualités de maïeuticien, cher Philippe Bilger. Vos entretiens sont un portrait qui se fait à deux, où le peintre que vous êtes fait bouger son modèle  en fonction des couleurs, les vôtres, que vous avez par instant l'intention de lui donner en laissant deviner vos obsessions.


Ainsi, détachez-vous ensemble une définition de l'intellectuel qui relève d'une passion de penser en lisant ou en écrivant. Souvent je me suis demandé si je ne dégraderais pas en lisant la terre vierge que je voulais être en écrivant. Nathan Devers  répond qu'"il n’y a rien de plus illusoire que de croire qu’on pense par soi-même quand on [ne fait que penser] à partir de soi-même." Penser le monde en soi comme j'ai voulu le faire en écrivant un journal politique hors sol, notamment (question de circonstances résidentielles) depuis un lieu en face duquel résidait Lionel Jospin qui publia quelque temps plus tard "le Monde comme je le vois", c'est, dit Nathan Devers, "déplacer le monde dans des univers parallèles" et créer des "Liens artificiels" en s'étant coupé du réel", à moins qu'on ne voie jamais si bien le monde qu'en le pensant depuis la bulle d'où on en entend parler et où on le connaît par ouï dire.


L'intellectuel est un scribe qui, depuis les premiers "docteurs de la loi" évoqués dans l'Evangile, change le monde en en ruminant les interprétations ayant fait autorité. "La philosophie n'a pas de lieu" et la pensée prend tout le temps qu'elle veut. La pensée est un monastère d'intercession intersubjective, car ces monades que sont les moines sont destinées à former une communauté devant soutenir le monde pour lui éviter les revers, dans sa trajectoire d'un "de" à un "vers", de la fixation dative  d'un être réduit à l'effigie vers l'être en mouvement qui se décline à l'accusatif: "Engagé, levez-vous."


Nathan Devers a de la chance de lire pour admirer et de ne pas écrire pour se mesurer. Je l'envie, moi qui suis mû par le désir d'intervenir. Pour lui, le commentaire n'est pas le double emploi besogneux que fait le scribe après que l'écrivain a trouvé les mots pour dire le fait du monde dans le langage de l'événement qu'il a traduit dans son oeuvre. Je conçois qu'on puisse lire Proust en étant jaloux de Proust, tout en voulant exercer avec lui sa mémoire involontaire pour nager dans le même bain de compréhension du monde et de soi-même. Proust était un phénoménologue et j'aurais voulu être un phénomène. Ma chute m'a fait sombrer dans le délire dans lequel c'est par les mêmes mots que commence et que finit le livre de Camus. Marchenoir l'a écrit un jour, ma place est à sainte-Anne, la mienne et celle de commentateurs de mon acabit qui se déversent quand personne ne leur a rien demandé. Mais il est plus facile de ne pas éprouver d'envie et d'être admiré quand on a pu entrer dans le monde sans passer par la fenêtre ou sans casser la porte. C'est la chance de Nathan Devers et la chance fait partie du talent.


L'homme heureux qu'est cet auteur en vue n'a pas encore dû solliciter la philosophie pour le consoler de l'effondrement de Dieu et de la gifle de voir son désir de sens douché par la vanité de l'être. Mais vanité n'est pas vacuité. L'homme déplace en Dieu l'irrésolution de son aporie entre l'immutabilité statique et le devenir mutant, dans l'histoire mobilisatrice. L'être ne naît pas dans le vide, mais doit se ramasser dans l'apparence de vacuité qu'est la vanité humiliante et sur ce sol qui ne se dérobe pas au contraire de l'Europe qui est sans fondement, creuser le sillon de sa gloire qui ne pèse pas en découvrant le sens de sa trajectoire. 

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