La guerre en
Ukraine est d’une tristesse sans borne et la seule réaction digne que l’on
voudrait avoir consiste à s’imposer
silence. Les chrétiens dont je suis entrent dans trois jours en carême où il s’agira
d’être économe de ses paroles et le silence est commandé surtout quand les
événements sont si peu lisibles qu’à moins de s’autoriser d’une expertise, le
mieux est de n’en rien dire, comme le disait Sosie à la fin d’Amphytrion
de Molière et de prier, comme nous y invite le pape François, pour que les
armes se taisent. Qu’on se rassure, je vais bientôt me taire, comme je me suis imposé
silence à propos de l’opération Barkane depuis qu’un soldat français avec qui j’étais
enlié indirectement est mort : je n’ai jamais rompu ce vœu de silence et
ne l’ai jamais regretté. Je ne veux pas me taire maintenant, car j’ai besoin de
comprendre l’histoire que je vis, et je ne crois pas à la vérité de cet incipit
de la Tyrannie du plaisir de Jean-Claude Guillebaud qui dit que « les
sociétés humaines comprennent rarement l’histoire qu’elles vivent ».
Je crois que cet adage est gros d’une résignation démocratique mal assortie
à la démocratie qui est un « régime de la discussion » pariant
sur la compréhension ou la capacité de compréhension des peuples. Mais qui
croit encore à la démocratie dans les démocraties ?
Ce qui me pousse à prendre la parole est le cynisme avec lequel je vois que
les dirigeants européens semblent récupérer ce qui se passe en Ukraine pour
justifier et même aggraver les erreurs de leur politique intérieure. J’entends
dire que la présidente de la Commission européenne s’exalte : l’Ukraine serait
l’une des nôtres et devrait être intégrée sans plus attendre à l’Union
européenne, ce marchepied de l’OTAN dont l’extension vers l’Est met le feu aux
poudres, sans compter qu’elle aurait dû cesser d’exister depuis la fin du pacte
de Varsovie.
J’entends dire que la Commission européenne veut interdire les chaînes Russia
today et Sputnik sur tout le territoire de l’Union, car ce seraient des organes
de propagande de la Russie ce qui est certainement exact. Mais faut-il s’interdire
en démocratie de connaître la position de l’adversaire et substituer la
propagande à la propagande ? Le pompon de celle-ci doit être décerné à « France
info », la radio de « l’info juste »comme elle se
nomme elle-même, qui nous a expliqué une heure durant, dans l’émission « les
Informés » rediffusée cette nuit, que « la campagne présidentielle
était suspendue » alors que les meetings n’ont jamais cessé et qu’il est
important de savoir comment les candidats se positionnent sur la guerre en
Ukraine. Jean-Luc Mélenchon avait-il vu juste, non pas en formulant qu’ »on
allait nous organiser un attentat », mais profiter de la première crise venue
(et celle-ci est grave !) pour orienter
l’opinion publique à la dernière minute ?
Non seulement on veut interdire les chaînes du belligérant qu’on ne
soutient pas, mais dans l’émission « Soft power » dont j’écoutais
hier soir le podcast, on expliquait que, nous qui nous sommes toujours insurgés
contre le maccarthysme, nous allions
délocaliser la finale de la coupe des champions de Moscou à Paris, exiger que
tous les sportifs russes concourent sous drapeau neutralisé et que soient démissionnés
tous les acteurs culturels russes qui ne se seraient pas déclarés contre l’offensive
de Poutine en Ukraine.
J’entends dire que le président ukrainien invite tous les Européens qui le
souhaitent à venir combattre l’arméerusse aux côtés de son peuple. « France
info » relaye cet appel et l’initiative de certains volontaires de
guerre qui y répondent : le premier s’apelle Maxime, ne parle qu’Anglais, a l’air désoeuvré et n’a
jamais tenu une arme de sa vie ; le second a soixante-treize ans, est-ce
un âge pour partir à la guerre ? Que dirait-on si des djihadistes nous
racontent tranquillement comment ils s’enrôlent pour partir combattre en Syrie ?
J’apprends que l’Union européenne a débloqué un demi-milliard d’euros pour
envoyer des armes aux Ukrainiens et je consonne à l’avertissement de Jean-Luc
Mélenchon de ne pas « entrer dans ce nid de frelons », mais d’œuvrer au
contraire « pour que les armes se taisent ». (Jean-Luc Mélenchon le
marxiste populiste parle comme le pape, péroniste anti-populiste qui croit à l’infaillibilité
du sens de la foi du peuple de Dieu.) Pour
faire bonne mesure, j’entends également Emmanuel Macron parler d’envoyer de l’aide
humanitaire en Ukraine.
J’apprends que Gérald Darmanin félicite la Pologne et la Hongrie d’accueillir
des réfugiés ukrainiens pour mettre ces deux pays en porte-à-faux avec leur
hostilité vis-à-vis de la politique migratoire de l’Union européenne. L’exode
est un réflexe des temps de guerre, l’urgence peut commander aux Ukrainiens de fuir,
mais leur avenir n’est pas dans la fuite ni dans le statut de réfugiés. La Pologne
et la Hongrie n’ont jamais été défavorables aux migrations des Européens à l’intérieur
de l’Europe, mais redoutent l’hétérogénéité ethnique dans les pays européens. Gérald
Darmanin veut leur faire regretter d’avoir refusé la répartition des réfugiés débarqués
depuis le couloir libyen dans les différents Etats membre de l’union choisis au
fil de l’eau, proportionnellement à la démographie des pays d’accueil et sans
égard à la destination souhaitée par les migrants, comme si ceux-ci étaient des
variables d’ajustement. Or soutenir que les
hommes sont des êtres génériques universellement substituables et déplaçables est
la fine pointe de la théorie du « grand remplacement » portée
par Renaud Camus.
J’entends dire en parallèle que Boris Johnson ferme les frontières de la Grande-Bretagne
à toute arrivée de réfugiés ukrainiens, même au titre du regroupement familial
et cela ne vaut pas mieux.
Mon frère Gilles avec qui je passai le week-end me disait que l’offensive
russe interrompait le processus de transition que vivait l’Ukraine, une
évolution identitaire analogue à celle, heureuse, qui avait fait que nous,
Alsaciens, anciens Galates, Gaulois, Celtes envahis par la Germanie et qui en
parlaient la langue, avions apprécié de nous retrouver Français bien que nés Allemands.
Je me sens viscéralement Français, francophone et francophile, mais je sais que
je ne pourrai jamais me départir de ce qui fait de moi un Allemand sans le
vouloir, moi qui aime le comique et l’esprit rabelaisien, mais pas du tout la
morbidité ou la scatologie germanique et luthérienne, qui font de la mauvaise
tragédie et rendent dramatiques ses névroses et auxquelles (sauf la scatologie)
je cède plus souvent qu’à mon tour. Faut-il souhaiter à l’Ukraine de s’occidentaliser
ou d’accepter d’être russe ?
J’entends Vladimir Poutine agiter le spectre nucléaire comme Donald Trump
avait fait un concours avec le dirigeant nord-coréen, « Little rocket man »,
sur la taille de leurs boutons
nucléaires respectifs, et puis l’avait enjoint de promettre qu'il ne ferait
plus de tir pour essayer ses armes, promesse que Kim Jong-un s’est empressé de
trahir. Mais Poutine est beaucoup plus sérieux que Trump. J’ai découvert peu
avant le déclenchement de l’offensive russe contre l’Ukraine, grâce à un
article de Françoise Thom, que la
rhétorique de l’effondrement du monde par le recours à l’arme nucléaire est monnaie
courante en Russie, Poutine étant allé jusqu’à demander ce que vaudrait un
monde sans la Russie, ce qui l’excusait, estimait-il, de détruire des pans
entiers du territoire de ses ennemis. Je veux
bien faire la part de l’âme slave dans ces excès ou écarts verbaux, et aussi
reconnaître que, depuis Hiroshima et Nagasaki, les Etats-Unis ne peuvent plus donner
de leçons en la matière. Mais je ne peux que constater la régression morale que
signale cette banalisation de l’évocation de l’usage de l’arme nucléaire dans la
Russie de Poutine, car la Russie est signataire du traité de non prolifération
nucléaire. J’étais de ceux qui n’imaginaient pas que la Russie ferait une
guerre à l’Ukraine et qui croyaient dans les protestations poutiniennes contre un
bellicisme américain qui se permettait d’avoir des bases militaires dans le
monde entier alors que la Russie se contentait d’être une puissance défensive. Je
me suis laissé berner comme, me dit-on, les trois quarts de la droite française
un peu anarchiquement extrême à laquelle je ne me reconnais appartenir que de
façon anarchique. Je me suis laissé berner et chat échaudé craint l’eau froide.
Pendant que les masques tombent sur les intentions géopolitiques de la
Russie qui active le volet belliqueux de l’apocalypse orwellienne que nous
vivons, la France bat les masques dans les lieux soumis au pass sanitaire. On peut
trouver que cela n’a pas derapport, mais dans 1984, la société de surveillance,
le ministère de la vérité, la « novlangue » qui la traduit selon des
représentations loufoques et changeantes, et la lutte contre un ennemi invisible ou
imaginaire précèdent la guerre et la torture. Dieu nous en préserve, mais
comprenne qui pourra !
Qui aurait pu imaginer que la fin de l’Union soviétique débouche deux ans
plus tard sur la première guerre du golfe qui fut une guerre de tous contre un où le monde entier s’est ligué contre l’Irak ?
Puis, après le 11 septembre 2001, George
Bush inventa la « guerre contre le terrorisme », donc la guerre contre
la guérilla et un ennemi indéterminé et invisible. On nous en fit croquer et on
envoya nos armées en Afghanistan. Puis ce fut l’Absurdistan de la Covid. A
présent nous nous mesurons à la Russie à l’instigation du « vieux Joe »
(Biden), mais surtout de l’Union européenne qu’on croyait faite pour maintenir
la paix en Europe. Chacun sent qu’on ne peut rester sans réagir alors qu’il
faudrait ne rien fairepour éviter l’escalade au risque de se faire traiter de
Munichois comme d’habitude. Poutine a tombé le masque du dictateur qu’il est, mais
il n’a que faire de nos sanctions et de rodomontades. Seul lui importe de
passer aux yeux de l’histoire pour le dirigeant qui aura su reconstituer son empire en trente ans et dans
ce jeu, l’Ukraine est une pièce maîtresse et suffisante puisqu’elle est le
berceau de la sainte Russie selon la légende orthodoxe.
Je n’aimerais pas faire partie de la génération de mes parents et m’apprêter à partir en pleine déconfiture machiniste du modèle social de la Reconstruction, dans l’agonie des libertés que cette génération avait prises et su conquérir au risque de la transgression, dans la renaissance des pandémies et dans l’angoisse d’une autre guerre mondiale.
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