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lundi 28 février 2022

Considérations ukrainiennes

La guerre en Ukraine est d’une tristesse sans borne et la seule réaction digne que l’on voudrait avoir  consiste à s’imposer silence. Les chrétiens dont je suis entrent dans trois jours en carême où il s’agira d’être économe de ses paroles et le silence est commandé surtout quand les événements sont si peu lisibles qu’à moins de s’autoriser d’une expertise, le mieux est de n’en rien dire, comme le disait Sosie à la fin d’Amphytrion de Molière et de prier, comme nous y invite le pape François, pour que les armes se taisent. Qu’on se rassure, je vais bientôt me taire, comme je me suis imposé silence à propos de l’opération Barkane depuis qu’un soldat français avec qui j’étais enlié indirectement est mort : je n’ai jamais rompu ce vœu de silence et ne l’ai jamais regretté. Je ne veux pas me taire maintenant, car j’ai besoin de comprendre l’histoire que je vis, et je ne crois pas à la vérité de cet incipit de la Tyrannie du plaisir de Jean-Claude Guillebaud qui dit que « les sociétés humaines comprennent rarement l’histoire qu’elles vivent ». Je crois que cet adage est gros d’une résignation démocratique mal assortie à la démocratie qui est un « régime de la discussion » pariant sur la compréhension ou la capacité de compréhension des peuples. Mais qui croit encore à la démocratie dans les démocraties ?

Ce qui me pousse à prendre la parole est le cynisme avec lequel je vois que les dirigeants européens semblent récupérer ce qui se passe en Ukraine pour justifier et même aggraver les erreurs de leur politique intérieure. J’entends dire que la présidente de la Commission européenne s’exalte : l’Ukraine serait l’une des nôtres et devrait être intégrée sans plus attendre à l’Union européenne, ce marchepied de l’OTAN dont l’extension vers l’Est met le feu aux poudres, sans compter qu’elle aurait dû cesser d’exister depuis la fin du pacte de Varsovie.

J’entends dire que la Commission européenne veut interdire les chaînes Russia today et Sputnik sur tout le territoire de l’Union, car ce seraient des organes de propagande de la Russie ce qui est certainement exact. Mais faut-il s’interdire en démocratie de connaître la position de l’adversaire et substituer la propagande à la propagande ? Le pompon de celle-ci doit être décerné à « France info », la radio de « l’info juste »comme elle se nomme elle-même, qui nous a expliqué une heure durant, dans l’émission « les Informés » rediffusée cette nuit, que « la campagne présidentielle était suspendue » alors que les meetings n’ont jamais cessé et qu’il est important de savoir comment les candidats se positionnent sur la guerre en Ukraine. Jean-Luc Mélenchon avait-il vu juste, non pas en formulant qu’ »on allait nous organiser un attentat », mais profiter de la première crise venue (et celle-ci est grave !) pour  orienter l’opinion publique à la dernière minute ?

Non seulement on veut interdire les chaînes du belligérant qu’on ne soutient pas, mais dans l’émission « Soft power » dont j’écoutais hier soir le podcast, on expliquait que, nous qui nous sommes toujours insurgés contre le  maccarthysme, nous allions délocaliser la finale de la coupe des champions de Moscou à Paris, exiger que tous les sportifs russes concourent sous drapeau neutralisé et que soient démissionnés tous les acteurs culturels russes qui ne se seraient pas déclarés contre l’offensive de Poutine en Ukraine.  

J’entends dire que le président ukrainien invite tous les Européens qui le souhaitent à venir combattre l’arméerusse aux côtés de son peuple. « France info » relaye cet appel et l’initiative de certains volontaires de guerre qui y répondent : le premier s’apelle Maxime,  ne parle qu’Anglais, a l’air désoeuvré et n’a jamais tenu une arme de sa vie ; le second a soixante-treize ans, est-ce un âge pour partir à la guerre ? Que dirait-on si des djihadistes nous racontent tranquillement comment ils s’enrôlent pour partir combattre en Syrie ?

J’apprends que l’Union européenne a débloqué un demi-milliard d’euros pour envoyer des armes aux Ukrainiens et je consonne à l’avertissement de Jean-Luc Mélenchon de ne pas « entrer dans ce nid de frelons », mais d’œuvrer au contraire « pour que les armes se taisent ». (Jean-Luc Mélenchon le marxiste populiste parle comme le pape, péroniste anti-populiste qui croit à l’infaillibilité du sens de la foi du peuple de Dieu.)  Pour faire bonne mesure, j’entends également Emmanuel Macron parler d’envoyer de l’aide humanitaire en Ukraine.

J’apprends que Gérald Darmanin félicite la Pologne et la Hongrie d’accueillir des réfugiés ukrainiens pour mettre ces deux pays en porte-à-faux avec leur hostilité vis-à-vis de la politique migratoire de l’Union européenne. L’exode est un réflexe des temps de guerre, l’urgence peut commander aux Ukrainiens de fuir, mais leur avenir n’est pas dans la fuite ni dans le statut de réfugiés. La Pologne et la Hongrie n’ont jamais été défavorables aux migrations des Européens à l’intérieur de l’Europe, mais redoutent l’hétérogénéité ethnique dans les pays européens. Gérald Darmanin veut leur faire regretter d’avoir refusé la répartition des réfugiés débarqués depuis le couloir libyen dans les différents Etats membre de l’union choisis au fil de l’eau, proportionnellement à la démographie des pays d’accueil et sans égard à la destination souhaitée par les migrants, comme si ceux-ci étaient des variables d’ajustement. Or soutenir que  les hommes sont des êtres génériques universellement substituables et déplaçables est la fine pointe de la théorie du « grand remplacement » portée par Renaud Camus.

J’entends dire en parallèle que Boris Johnson ferme les frontières de la Grande-Bretagne à toute arrivée de réfugiés ukrainiens, même au titre du regroupement familial et cela ne vaut pas mieux.

Mon frère Gilles avec qui je passai le week-end me disait que l’offensive russe interrompait le processus de transition que vivait l’Ukraine, une évolution identitaire analogue à celle, heureuse, qui avait fait que nous, Alsaciens, anciens Galates, Gaulois, Celtes envahis par la Germanie et qui en parlaient la langue, avions apprécié de nous retrouver Français bien que nés Allemands. Je me sens viscéralement Français, francophone et francophile, mais je sais que je ne pourrai jamais me départir de ce qui fait de moi un Allemand sans le vouloir, moi qui aime le comique et l’esprit rabelaisien, mais pas du tout la morbidité ou la scatologie germanique et luthérienne, qui font de la mauvaise tragédie et rendent dramatiques ses névroses et auxquelles (sauf la scatologie) je cède plus souvent qu’à mon tour. Faut-il souhaiter à l’Ukraine de s’occidentaliser ou d’accepter d’être russe ?

J’entends Vladimir Poutine agiter le spectre nucléaire comme Donald Trump avait fait un concours avec le dirigeant nord-coréen, « Little rocket man »,  sur la taille de leurs boutons nucléaires respectifs, et puis l’avait enjoint de promettre qu'il ne ferait plus de tir pour essayer ses armes, promesse que Kim Jong-un s’est empressé de trahir. Mais Poutine est beaucoup plus sérieux que Trump. J’ai découvert peu avant le déclenchement de l’offensive russe contre l’Ukraine, grâce à un article de Françoise Thom,  que la rhétorique de l’effondrement du monde par le recours à l’arme nucléaire est monnaie courante en Russie, Poutine étant allé jusqu’à demander ce que vaudrait un monde sans la Russie, ce qui l’excusait, estimait-il, de détruire des pans entiers du territoire de ses ennemis. Je veux  bien faire la part de l’âme slave dans ces excès ou écarts verbaux, et aussi reconnaître que, depuis Hiroshima et Nagasaki, les Etats-Unis ne peuvent plus donner de leçons en la matière. Mais je ne peux que constater la régression morale que signale cette banalisation de l’évocation de l’usage de l’arme nucléaire dans la Russie de Poutine, car la Russie est signataire du traité de non prolifération nucléaire. J’étais de ceux qui n’imaginaient pas que la Russie ferait une guerre à l’Ukraine et qui croyaient dans les protestations poutiniennes contre un bellicisme américain qui se permettait d’avoir des bases militaires dans le monde entier alors que la Russie se contentait d’être une puissance défensive. Je me suis laissé berner comme, me dit-on, les trois quarts de la droite française un peu anarchiquement extrême à laquelle je ne me reconnais appartenir que de façon anarchique. Je me suis laissé berner et chat échaudé craint l’eau froide.

Pendant que les masques tombent sur les intentions géopolitiques de la Russie qui active le volet belliqueux de l’apocalypse orwellienne que nous vivons, la France bat les masques dans les lieux soumis au pass sanitaire. On peut trouver que cela n’a pas derapport, mais dans 1984, la société de surveillance, le ministère de la vérité, la « novlangue » qui la traduit selon des représentations loufoques et changeantes,  et la lutte contre un ennemi invisible ou imaginaire précèdent la guerre et la torture. Dieu nous en préserve, mais comprenne qui pourra !

Qui aurait pu imaginer que la fin de l’Union soviétique débouche deux ans plus tard sur la première guerre du golfe qui fut une guerre de tous contre un  où le monde entier s’est ligué contre l’Irak ? Puis, après le 11 septembre 2001,  George Bush inventa la « guerre contre le terrorisme », donc la guerre contre la guérilla et un ennemi indéterminé et invisible. On nous en fit croquer et on envoya nos armées en Afghanistan. Puis ce fut l’Absurdistan de la Covid. A présent nous nous mesurons à la Russie à l’instigation du « vieux Joe » (Biden), mais surtout de l’Union européenne qu’on croyait faite pour maintenir la paix en Europe. Chacun sent qu’on ne peut rester sans réagir alors qu’il faudrait ne rien fairepour éviter l’escalade au risque de se faire traiter de Munichois comme d’habitude. Poutine a tombé le masque du dictateur qu’il est, mais il n’a que faire de nos sanctions et de rodomontades. Seul lui importe de passer aux yeux de l’histoire pour le dirigeant qui aura su  reconstituer son empire en trente ans et dans ce jeu, l’Ukraine est une pièce maîtresse et suffisante puisqu’elle est le berceau de la sainte Russie selon la légende orthodoxe.

Je n’aimerais pas faire partie de la génération de mes parents et m’apprêter à partir en pleine déconfiture machiniste du modèle social de la Reconstruction, dans l’agonie des libertés que cette génération avait prises et su conquérir au risque de la transgression, dans la renaissance des pandémies et dans l’angoisse d’une autre guerre mondiale. 

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