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mardi 24 octobre 2023

Avoir un enfant

Faut-il encore engendrer dans un monde en guerre et sur uneplanète qui menace la saturation? Philippe Bilger qui la pose sur son blog (Justice au Singulier: L'enfant : à éviter ou à vouloir ? (philippebilger.com) m'a donné envie de réfléchir à la question.


Dans mes moments de déprime, je me suis souvent dit que mes parents avaient fait preuve d'une grande irresponsabilité en m'engendrant pour me livrer à une telle tourmente et ma vie a été plus que tourmentée. Pourtant je leur sais gré de m'avoir mis au monde (j'étais l'enfant d'un dernier raccord, la dernière chance de leur couple qui malgré moi n'a pas tenu). Je leur en sais gré parce qu'ils m'ont aimé, ils m'ont bien éduqué. Ma mère qui entre dans les difficultés du grand âge m'a appris à apprivoiser la cécité et à ce que je n'en conçoive pas un complexe. Ce n'était pas rien et j'ai vu peu de mères faire aussi bien. Elle m'a mis devant un piano pour m'apprendre à improviser et c'est grâce à cela que je suis devenu musicien. Donc mon procès en irresponsabilité est surplombé par une infinie gratitude qui est ma façon d'honorer mes parents.

Je regrette que le versant négatif de la psychanalyse, si utile par ailleurs (et mon frère qui en est un zélote a fini par me convaincre de devenir un pratiquant) soit de nous avoir appris à déshonorer nos parents. Je fais à cette discipline un autre reproche qui est une forme de stoïcisme pratique, masqué derrière la promesse de connaissance de soi et de sublimation de ses tendances, alors qu'elle est plutôt une manière de nous apprendre pourquoi le refoulement est nécessaire et que le principe de réalité l'emporte nécessairement sur le principe de plaisir, lequel a partie liée selon Freud à la pulsion de mort. Mais c'est un autre débat.

Je n'ai pas eu d'enfant, mais j'aurais bien voulu. Dans ce désir, je ne me suis pas un instant interrogé sur ma responsabilité de mettre au monde. Car le monde sera ce que les enfants en feront et il est peu probable que les générations futures retiendront les leçons des échecs des générations passées, l'actualité est là pour nous le démontrer.

Dans mon désir d'enfants qui n'ont pas vu le jour, Je me disais que je m'efforcerais d'être un bon père (je crois que je n'y serais pas parvenu) et de les aimer, ce qui m'aurait été facile, même si je prévoyais que je ne m'intéresserais à eux que du jour où ils auraient acquis la faculté de la parole et cessé d'être des "infantes" , des êtres sans parole. Je suis un homme de parole, un aveugle auditif. C'est l'autre raison pour laquelle je ne souffre pas beaucoup de ma cécité.

Mon père répétait souvent qu'un bébé était un tube digestif, ce n'est pas très gentil. Personnellement, j'ai peur des bébés. Ce sont des petites choses (sic) trop fragiles dont je ne maîtrise pas les réactions, d'autant que je ne les vois pas. Beaucoup de gens à qui j'expose cette peur et cette conviction me répondent qu'aimer s'occuper d'un enfant vient tout seul. Ma phobie des chiens que je n'ai jamais pu guérir me fait croire qu'ils sont bien optimistes et que la relation aux petits d'homme est chose singulière. Élisabeth Badinter dit que l'instinct maternel n'est pas naturel, l'instinct paternel ne l'est pas non plus, pour autant que je le sache.

Je n'aime pas que l'enfant soit devenu un roi, mais je constate que l'enfant pose aujourd'hui à ses parents et à ses maîtres la question de l'anarchiste: "Qui t'a fait roi sur moi?" Autrefois, l'acceptation de l'autorité était plus naturelle. Nous avons changé. La dérive de l'enfant roi a également un versant positif: c'est que les parents aiment aujourd'hui beaucoup plus leurs enfants qu'ils ne les aimaient autrefois. C'est peut-être parce qu'eux-mêmes sont restés des enfants et que la relation est moins verticale qu'une relation horizontale où les parents sont des enfants comme les autres, sont des enfants comme leurs enfants. L'enfant du divorce que je suis les trouve irresponsables de divorcer pour un oui, pour un non. Mais ils suivent le conseil de Françoise Dolto et expliquent leur mésentente à leurs enfants et leur besoin de "refaire leur vie" à une exception près: l'amour pour leurs enfants qui n'est pas négociable.

Les parents ont peut-être tort d'être les frères de leurs enfants, mais qu'y faire? Tony Anatrellla diagnostiquait à raison que le trait principal de "la révolution 68" tenait à ce que la morale des frères se soit substituée à la morale des pères. C'est un fait qui interdit aux fratries de nos sociétés qui ne sont plus des "hordes primitives" d'absorber leur père dans un "repas totémique" comme Freud en émettait l'hypothèse délirante dans "Totem et tabou".

Les "parents-frères" permettent à la relation parents-enfants d'échapper à ce qui en était le drame: les deux parties étaient condamnées à se décevoir mutuellement, ce n'est plus une fatalité.

Simone de Beauvoir, que je tiens pour la plus grande mémorialiste du XXème siècle avec une écriture à la fois acérée, à la serpe et très spirituelle ce qui est un tour de force tout à fait remarquable et paradoxal, dénonce à raison que le désir de se perpétuer et de se reproduire "[rabâche]" à l'infini une même ennuyeuse ritournelle", mais c'est une ritournelle instinctive. Le désir d'enfant ne s'interroge pas vraiment sur lui-même. C'est pourquoi il est vain de le qualifier de responsable ou d'irresponsable. De même que c'est un plus d'avoir été un "enfant désiré", mais la chance d'être né l'emporte sur le désir dont on a fait l'objet ou pas. La chance d'être né, oui, car c'est une chance de pouvoir faire quelque chose de sa vie. Et si j'en fais n'importe quoi, je n'ai à m'en prendre qu'à moi-même.

Un mot pour terminer sur la position de l'Église. Si j'adhère sans équivoque à son refus de l'avortement et de sa banalisation sociale qui tourne à l'inversion, qui a fait d'un délit dépénalisé "une loi fondamentale de la République" (on se croirait revenu en monarchie), je pense en revanche que, dans la mesure où l'Église est ouverte à la question aristotélicienne du contrôle des naissances, elle ne devrait pas s'opposer à la contraception. La lecture d'"Humanae vitae" est instructive à cet égard, car après avoir exposé toutes les raisons qui devraient plaider en faveur de la contraception, Paul VI conclut par un "non possumus" absurde au terme de son argumentation.

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