En réaction au billet de Philippe Bilger
consultable ici:
Justice au Singulier: Tocqueville pour aujourd'hui... (philippebilger.com)
Vous répondez, cher Philippe, à la question que je m'étais posée un jour: "Y a-t-il des opinions inhumaines attendu que ces opinions sont dans les hommes et que ce qui est dans l'homme ne peut être qu'humain"? Et vous répondez de façon tocquevillienne que le monstre est humain (il est dangereux d'expulser les monstres de l'humanité), mais les monstres ne méritent pas le privilège de l'humanité.
Un paradoxe de la démocratie telle qu'elle est façonnée et fascinée par les "meneurs d'opinion" est qu'à la stricte égalité d'"un homme, une voix", s'oppose la personnalité et aux idées le charisme, contre lequel on a beau se prémunir, les idées que leur noblesse oblige ne font souvent pas le poids contre lui. La démocratie est un régime d'idées que surplombent les personnalités des hommes comme pour annihiler leur foi naïve aux idées.
Tocqueville était "un aristocrate qui se résignait à la démocratie" parce qu'il la constatait. Lui ou Montesquieu qu'on n'a pas regroupés dans une école juridique française comme il existerait une idéologie française ou des tenants de la "french theory" qui ont conquis l'Amérique comme la psychanalyse est venue lui "apporter la peste", disait Freud, sont des descripteurs constatifs et comme tels des ancêtres de la sociologie (une fois de plus Raymond Aron avait raison) qui a moins vocation à être prescriptive que descriptive, alors qu'un John Stuart Mill dont je suis surpris qu'il ait correspondu avec notre froid Alexis, mettait la liberté à l'épreuve et expérimentait si elle franchissait les limites de la morale.
J'ai souvent professé, sans doute à tort, que la République qui n'était plus la chose du peuple était devenue une idéologie de régime alors que la démocratie est un régime sans idéologie. Ce n'est pas vrai s'il existe un "homme démocratique" résultant de l'extension de l'égalité sous l'effet de la passion de l'égalité qui accélère la naturalisation de l'égalité des conditions (la passion de l'égalité est telle que même un théologien de la Trinité comme saint Augustin cherchait à établir le signe égal entre le Père, supérieur par essence et dont le Fils disait: "Il est plus grand que Moi" et cet Unique Engendré). Si on avait demandé à Tocqueville si l'on pouvait répudier la démocratie à laquelle il s'était résigné comme Hitler fut élu démocratiquement, il aurait probablement répondu que non et il n'y aurait pas vu de paradoxe, non que la démocratie soit idéologique, tempérée comme elle est par l'ascendant des personnalités charismatiques, mais sans doute aurait-il considéré que la démocratie est trop pragmatique pour qu'un quelconque prophétisme ait loisir de la renverser. Etant de nature romantique, je préfère prêter à la démocratie un providentialisme qui doit sans doute être illusoire.
Marc Ghinsberg a prévenu une objection que je n'osais vous faire. Il me semblait à moi aussi que vous commettiez un contresens quand vous lisiez que les "meneurs d'opinion" avaient perdu leur droit à l'humanité. Ce que dit Tocqueville, c'est qu'ils nous font perdre le nôtre à force d'agiter un despotisme libéral qui nous rend étrangers dans notre propre pays et les mécontemporains de ceux qui vivent pourtant de notre temps si nous ne pensons pas comme les consciences qui nous gouvernent, malgré le droit tout théorique qu'ils nous en garantissent.
Reste à s'étonner du dernier paradoxe de la démocratie, régime de la majorité, qui tend aujourd'hui à épouser toutes les luttes des minorités, pour ne pas dire à être une dictature des minorités parce que ce qu'il reste de marxisme (Lénine dénonçait déjà le gauchisme) a décidé de ne plus être partageux et qu'il est plus simple à la lutte des classes d'avoir pour dernier avatar la lutte des minorités pour leurs droits à la reconnaissance, comme il est plus simple au parti socialiste, qui s'est discrédité partout dans le monde en prenant le tournant de la rigueur, d'être devenu (et pas seulement sous l'égide de la fondation Terra nova) le parti sociétaliste.
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