1. Le christianisme
est-il une religion de la sortie du sacré ou la désacralisation est-elle une vue de l'esprit voire un chemin de
perdition pour notre religion? Une thèse apparentée a été formulée par René Girard: le
christianisme serait la religion de la sortie du sacrifice. Il a longtemps pensé
cela, puis a revu sa copie en relisant
l'épître aux Hébreux dans un sens sacrificiel, contenu dans la lettre de
l'épître.
A ce stade, je relaterai un entretien qui a
compté pour moi sur cette question. Dans un hôtel d'Alby, j'avais devisé avec
l'abbé Yannick Vella (nous étions invités dans une espèce de club informel où
se mêlaient agapes et prière). Nous nous isolâmes dans la salle de petit
déjeuner et il m'expliqua que, selon lui, notre civilisation traversait une
crise du sacrifice. Jusque-là, rien de très original. Mais pour lui, prêtre
traditionaliste et membre de l'IBP (Institut du bon pasteur), contre la thèse
horizontale, l'Eucharistie consomme la logique sacrificielle. Tirant sa
proposition d'une encyclique de Benoît XIV dont il ne retrouvait plus le titre,
il poussa la pensée de René Girard jusqu'au bout, me disant que, dans la
passion-résurrection du Christ, il n'y avait pas que la mort de la victime, son
ensevelissement dans le silence et son retour à l'expression de la vie comme on
le pensait trop souvent, mais la victime était brûlée avant de retrouver son
intégrité physique dans un miracle de régénération.
Pourquoi ce passage par le feu? Pour aller
au bout de l'"épreuve qui nous est proposée"? Pour consumer nos
péchés? Mais l'abbé Vella était formel: si l'on fait l'économie de ce creuset,
on a manqué une étape essentielle du don par lequel Jésus s'est offert en
victime, offrande qui se rejoue de manière non sanglante à chaque eucharistie.
Une partie de cette proposition m'a
toujours échappé, d'abord parce que je ne sais pas ce qui la fonde dans les
Ecritures, même si les Hébreux offrant des sacrifices à l'Eternel le faisaient
en brûlant leurs holocaustes. mais j'ai plaisir à l'exposer, ne serait-ce que
pour lutter contre l'affadissement du sens de l'eucharistie. Nos vieux
catéchismes nous la représentaient comme un sacrifice de propitiation et de
louange. Nous avons fait main basse sur l'idée de propitiation, alors que
d'interroger les présages et nous rendre les dieux favorables étaient la
fonction première de la religion du temps où l'homme était précaire, la
religion reposant sur une superstition préalable qui fait partie de son assise
humaine ou de ce que j'ai appelé plus haut notre animal sacré.
2. Ceux qui, comme François
Cassingéna-Trevidy, estimaient que le confinement, loin d'attenter d'abord à
notre liberté de culte, était une occasion de nous interroger sur
l'ordonnancement de nos rites dans notre vie relationnelle avec Dieu et en
Eglise, ont pensé qu'il n'y avait pas que la messe dans la vie même si "la
messe (pouvait être) la vie", comme le disait Jacques Lebreton, et pouvait
même demeurer "la source et le sommet de notre vie chrétienne", comme
l'affirme Vatican II, dans la tradition de tous les conciles antérieurs, car la
messe soutient et porte le monde. Contre cette profession de foi très
sacralisante, ils ont rappelé que, sous
prétexte que le rite est une dimension essentielle de l'animal sacré humain, on
avait enfermé l'Evangile dans des cérémonies. Que de fois ne l'ai-je pas pensé
moi-même! L'Evangile est gardé dans les églises et plutôt que d'être vécu comme
en un repas où nous reconnaîtrions Jésus à la fraction du pain à travers la vie
fraternelle éventuellement centrée sur la Parole de Dieu, il nous est enseigné
dans des discours où l'émetteur est tout-puissant, se voudrait-il un véhicule,
et où l'auditoire est passif, boit les paroles du prédicateur et est empêché de
réagir.
La forme des Evangiles est rarement
discursive. Elle est parabolique ou injonctive. Et quand elle résume son idéal un
peu comme le ferait le décalogue, c'est sous la forme des béatitudes dans le seul discours de l'Evangile qui est le
sermon sur la montagne. Car le discours après la Cène est une confidence de
Jésus qui va mourir à ses disciples, et il est immédiatement suivi de la prière
sacerdotale. La Parole de Jésus pousse à l'action et "l'action est la
passion de ceux qui aiment", a écrit saint Thomas d'Aquin.
Mais entre le quatrième et le cinquième
Evangile, l'Evangile de l'Esprit ou l'Evangile de l'Eglise, les Actes des
apôtres, la joyeuse annonce de la Résurrection du Christ n'est pas plutôt proférée -de manière que
chacun puisse l'entendre dans sa langue maternelle- que le désordre de
l'événement est récupéré dans le premier discours apostolique, Pierre prenant
la parole pour expliquer ce qui est en train d'arriver, il dogmatise d'emblée
et les apôtres ne cesseront plus depuis de discourir, de nous adresser épîtres
et encycliques, si attachés à leur fonction d'enseigner en parlant qu'ils vont
très vite déléguer le sacrement du frère à des intendants qu'ils choisiront et
nommeront disciples (nous les appelons
aujourd'hui des diacres), et qui auront rang inférieur dans l'Eglise naissante,
même si le premier d'entre eux, saint Etienne, est aussi le premier martyr.
Nous avons enfermé l'Evangile dans des
cérémonies et dans des discours, mais ce glissement s'est opéré au sein même de
l'événement de la Pentecôte, il est donc très difficile de rectifier le tir.
Pourtant, la rencontre de Jésus avec les disciples d'Emmaüs nous donne le la
d'une eucharistie telle qu'elle devrait être. Jésus explique ce qui le
concernait à des chercheurs de Dieu qui ne le reconnaissent pas et qui se
rendent compte que c'était Lui quand Il rompt le pain pour eux avant de disparaître
à leurs yeux. Par définition, on ne peut pas reproduire un tel événement, donc
on ne peut pas en faire un rite.
3. Pour reprendre la question de départ, le
christianisme comme appartenance au Christ semble d'autant moins relié au sacré
qu'il procède de l'Incarnation où Dieu est descendu pour que l'homme monte,
mouvement descendant et ascendant qui se reproduit dans tous les sacrements, où
l'homme n'est que la petite main de Dieu.
En Jésus s'incarnant, mourant, ressuscitant
et montant au ciel, le sacré n'est plus un sacré de séparation. Le "viens
et suis-moi" indique un chemin de divinisation.
La désacralisation juive est consécutive à
la destruction du Temple. La sacralisation chrétienne obéit à une stratégie de
l'universel qui se fond dans le discours des helléno-chrétiens, même si la
philosophie comme l'Evangile avait commencé par être un art de l'oralité. On
cherchait la vérité en banquetant ou en se promenant (voir les agapes des
académiciens ou les méditations péripatéticiennes du Lycée)...
Mais cette perversion du sacré par le discours est ancienne, elle date du second mouvement de la Pentecôte où Pierre a ramassé l'expérience que l'on venait de vivre. C'est une tendance lourde des religions que de ramasser l'Esprit avant souvent de l'éteindre. Ce qui nous a fait passer du discours au rite est sans doute ce sur quoi il nous faudrait travailler pour redonner à notre sacré sa dimension spécifiquement chrétienne. Et moins nous discourerons, plus nous nous rapprocherons d'un Evangile vécu hors cérémonies. Les meetings des mega churchs évangéliques n'apportent à cet égard rien de nouveau.
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