Justice
au Singulier: Entretien avec Bernard-Henri Lévy
J'ai déjà écrit dans ces colonnes que BHL était l'homme de
France que chacun se donnait le loisir, la facilité et la liberté de détester
sans craindre d'avoir à récuser un procès en antisémitisme que cet homme a
l'élégance de ne pas faire à ses détracteurs et cela doit être dit en
préambule, alors même qu'il fait partie de ces vigilants qui ont toujours lutté
contre la montée de l'antisémitisme quand il touche aux autres, mais pas contre
leur propre personne qui en sont vaccinés. BHL accepte d'être détesté parce
qu'il reconnaît écrire des livres clivants qui lui valent de voir accumuler
contre lui des réprobations farouches et des haines tenaces de la part
d'adversaires à qui il reconnaît la qualité de ne pas être amnésiques. Ce n'est
pas seulement à cause du charme de son expression, mais à cause decette
honnêteté intellectuelle que, pour ma part, je n'ai jamais détesté BHL même
s'il avait un titre à ma détestation: il a entraîné la France dans la guerre de
Libye par une sorte d'"ingérence humanitaire" à la Kouchner, et
lorsque Nicolas Sarkozy est arrivé au pouvoir, j'avais anticipé qu'il devrait
choisir entre ce que j'appelais l'axe bernard-henri-lévy-kouchenérien et le
védrinisme dont la suite a démontré que ce pouvait être un vichysme déguisé.
Car la tectonique des plaques a fait qu'Hubert Védrine tout comme Roland Dumas
ont glissé vers une géopolitique d'extrême droite qu'à titre personnel, je ne
suis pas loin de partager, essentiellement par pacifisme, pacifisme qui encore
une fois est mon seul titre à réprouver BHL pour autant que, selon le mot de
Gilles Deleuze, "écrire, ce soit sortir du rang des criminels". Or un
écrivain qui entraîne son pays dans une guerre prend la responsabilité de
commettre des crimes, un peu comme un candidat à devenir père de la nation doit
non seulement s'assurer d'avoir les qualités libidinales et fécondantes y
afférentes, mais savoir qu'en contrepartie, il ne fera pas que faire naître, il
fera mourir. Écrire et entraîner son pays dans une guerre, c'est prendre cette
responsabilité au moral et surtout au physique. Pas étonnant que cela empêche
de dormir et je suis insomniaque, car avoir une conscience, c'est avoir des
remords.
Du temps de ma précoce adolescence où je m'escagassais que
d'autres éditorialisent sans que je puisse mettre mon grain de sel ni avoir
voix au chapitre sur l'agora, je m'agaçais qu'il y ait des grandes consciences
faces auxquelles nous autres anonymes n'avions qu'à fermer notre clapet
ostracisé en acceptant leurs oracles qui étaient d'autant plus insupportables
qu'ils étaient rationnels. BHL est une de ces consciences qui aiment
l'influence qu'ils préfèrent au pouvoir, mais qui sont mues par l'anthropologie
pessimiste chère au protestantisme qui est loin d'avoir enfanté les Lumières
dans leur culte de la raison dont Luther parlait, rien de moins, comme de
"la putain du diable". Ce qu'on suppose des Lumières est un optimisme
qui guide la plume de Rousseau, mais que dément sa mélancolie native et son
antiprogressisme viscéral. Les Lumières, c'est le kantisme et sa critique de la
raison pure ou de la faculté de juger. Le pessimisme de l'anthropologie
protestante, BHL le résume bien en disant qu'il ne croit pas au bien et que le
totalitaire est celui qui croit s'en saisir. BHL ne distingue pas entre le bien
et le mal. Il se borne à distinguer entre le mal et le moindre mal. Car comme
Luther, il croit qu'au commencement de l'homme dont la nature est entièrement déchue
par la chute, qu'au commencement était le mal, qu'il ne faut raconter qu'une
"Histoire du mal" (G. de Tanouarn), que le Léviatan est un animal
fabuleux qui a entreautres qualités de diminuer l'hostilité des hommes à défaut
de pouvoir instituer l'amitié politique. La ruse de l'anthropologie protestante
est d'avoir un élan qui nous fait oublier son pessimisme originel et BHL
participe de cette ruse qui fait croire que les Lumières postulent que
"l'homme est naturellement bon" et que c'est la société qui le rend
mauvais avec ce qui, chez Rousseau, ne procède nullement d'une naïveté bénigne,
car "l'homme n'est" à ses yeux "un tout parfait et
solitaire" que s'il chasse tous ses semblables qui ne sauraient concourir
à sa vie. L'état de nature rousseauiste est celui du chasseur qui veut faire
place nette pour être libre et asservir la nature à ses souhaits.
"Atchoum!", n'éternue pas BHL à ma prose indigeste, car s'il n'est
pas anodin que Philippe Bilger l'interroge sur "Fréquence protestante"
afin qu'il puisse faire oublier que son anthropologie est pessimiste et ne
croit pas au bien, l'excuse à la ruse de son élan d'influenceur est qu'il
cherche la vérité et se résout par avance à la vouloir, si avant qu'elle
s'éloigne telle l'étoile ou l'horizon, mais si peu aimable soit-elle que la
philosophie ne puisse se permettre de se déclarer de préférence "amour de
la sagesse" que "rechercherche de la vérité", ascèse à laquelle
s'est toujours soumis Sartre, ce nihiliste déconstruisant l'idée de vocation et
le faisant dans ses mémoires, un des premiers maîtres dont BHL s'est essayé à
retracer le "siècle" et à qui il a rendu hommage dans l'exercice de
sa philosophie sans devoir s'arrêter en face d'un autre "passant
considérable" qui aurait laissé une moindre trace, tel Rimbaud si Verlaine
ne s'était pas intéressé à lui pour recueillir ce qu'il avait à dire au genre
humain.
BHL, ici interrogé sur "Fréquence protestante",
est un patriote de cette confession demeurée fidèle à "l'Esprit du
judaïsme" et partisan du libéralisme, de la "droite libérale",
de la "gauche libérale" disait-il hier dans "le Grand
rendez-vous", et de "la démocratie représentative" que juifs et
Grecs ont inventé, ceux-ci pour l'avoir pratiquée et avoir théorisé ou
chroniqué cette pratique dans l'âge d'oranti-trumpiste d'Athènes au Vème
siècle, ceux-là, non seulement pour s'être perçus comme un "peuple
élu" afin de représenter l'humanité, mais avant tout pour s'être fait
vertement tancer par Dieu lorsqu'ils exigèrent un roi auprès de Samuel, car
alors ils allaient devenir une nation comme les autres, qui serait opprimée
comme les autres nations par un roi dont la plaie de l'idolâtrie suppurerait
sur tout le peuple et sa volonté politique mi-figue mi-raisin, la
"pureté" étant "dangereuse". "Je veux bien qu’on
invente autre chose que la démocratie représentative, mais toutes les tentatives
que nous avons vues de pratiquer la démocratie directe, la démocratie sans
médiation ont toutes tourné au désastre. »", affirme BHl qui concède que
"lepopulisme" fait écho aux "angoisses d'un peuple
malheureux", angoisses qui "ne se résoudront pas en sortant les
sortants par le dégagisme généralisé et par le branchement de gouvernants qui
seraient l’expression non filtrée des humeurs du peuple, car un peuple n'a pas
seulement une volonté, il a surtout des humeurs".
BHL est sans doute un sioniste, mais ce n'est pas un
binational et il se définit comme un patriote français, au patriotisme que je
prends le risque de caractériser comme protestant. Il me plaît de l'entendre
dire: « J’aime la France. C’est mon pays, je n’en ai pas d’autre et je n’en
aurai jamais d’autre." Je partage pour des raisons esthétiques son
désamour de ce qu'est devenue la gauche soumise à la France insoumise et à son
analphabétisme de la conflictualité tous azimuts là où l'alphabétisation du
clivage ouvre au dialogue dans la plus pure tradition philosophique. Comme lui,
je trouve à Michel Barnier plus d'allure qu'à François Bayrou qui s'est montré
meilleur tacticien (mais le temps a joué en sa faveur) de vouloir tenir par le
parti socialiste que de se remettre pieds et poings liés entre les mains du
Rassemblement national à l'irresponsabilité duquel on a désormais goûté, nous
l'avons essayé, il est coresponsable de la dissolution et de la censure qui a
fait tomber le gouvernement Barnier et de l'instabilité politique qui règne
aujourd'hui en France.
BHL semble "n'appréhender la politique qu'à travers la
morale", note Philippe Bilger. Le judaïsme se revendique d'un fonds et
d'une responsabilité éthique qui ne résiste pas toujours à l'épreuve de la
politique, mais qui, chez l'écrivain BHL, devient une leçon d'écriture.
"J’écris facilement et je travaille énormément. Ce qui compte dans
l’écriture, c’est la justesse, le rythme, la percussion. Une forme réussi
conduit l’émotion et la conviction. Le travail qui consiste à créer une langue bonne
conductrice de rhétorique, de conviction
et de vérité. Aragon était un immense improvisateur, mais c’est une
grâce. Claudel était un improvisateur". La preuve est que ce dramaturge
qui commença par étudier Shakespeare pied à pied comme Brassens s'imprégna des
fables de La Fontaine à son retour du STO avant d'écrire ses chansons longues
comme des cigares, ce dramaturge (Claudel) capable de dresser cette plus grande
des fresques du monde qu'est le "Soulier de satin", rêvait d'écrire
des Mémoires improvisés. L'improvisation est l'élan de ceux qui en demandent
trop à la vie et qui préfèrent ce trop qui n'est pas à leur portée à tout ce
qu'ils pourraient avoir s'ils n'étaient pas fâchés avec les limites ou savaient
s'en donner. J'en parle à mon aise, je suis de ceux-là.
"Les écrivains sont tous des laborieux. En tout cas moi j’en suis un. Je n’ai jamais eu l’idée d’une œuvre à accomplir, mais j’ai eu l’idée de ce à quoi devait ressembler ma vie et je n’ai pas été trop infidèle à l’idée que je m’en faisais. C’est plus important que le bonheur." Chacun place le curseur de son sentiment de réussite où le mène le tempérament de son corps au vent de son époque.
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