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samedi 17 février 2024

Conversation synodale avec René Poujol. Synodal versus pyramidal?

 

Je suis depuis quelques années un commentateur régulier du blog de René Poujol. Tous les deux tenions à rendre réelle cette rencontre virtuelle. L’occasion nous en a été donnée lors de la conférence que René à Strasbourg, au FEC (foyer de l’étudiant catholique) le 12 février dernier. La conversation qui suit fait suite à cette conférence. Je la publie avec son autorisation.

 

I LE RUPTURISME

 

Écrit le 14 février pendant la nuit, jour de la Saint-Valentin et du mercredi des cendres

 

« Cher René,

 

Amusant que le premier exercice de désert auquel je me livre à l'orée de ce mercredi des cendres, non comme valentinien, mais comme insomniaque, soit de mettre dans un certain ordre (ou dans un ordre incertain) les idées qui me sont venues en assistant à ta conférence au-delà du plaisir de faire ta connaissance et du constat renouvelé de ta générosité comme orateur, mais surtout comme "échangeur" ou comme interlocuteur. Tu donnes beaucoup de toi-même et paies de ta personne en n'ayant pas à l'oral la susceptibilité agacée que tu peux manifester à l'écrit. Le principal mérite d'une conférence comme celle d'hier soir est sans doute d'aider chacun à situer sa position dans l'Eglise au regard de la tienne qui est ferme malgré ses "points aveugles".

 

     1. D'abord je crois qu'on devrait remplacer l'opposition entre synodal versus pyramidal à celle entre verticalité et horizontalité, même si ça n'empêche pas la position synodale d'être plutôt horizontale et la position pyramidale d'être plutôt verticale.

 

J'y ai réfléchi durant la nuit précédente dans mon merveilleux "Hôtel cathédrale" qui pratique encore l'hôtellerie à l'ancienne. M'est revenu le fait que dans l'émission "Grand témoin" qui m'a été consacrée sur "RCF" en 2015 ("la foi sans tabou de Julien Weinzaepflen, elle est encore podcastable et J.P. Gosset en avait donné le lien dès mon premier commentaire sur ton blog), émission qui m'a d'autant plus honoré que ma vie n'était pas adossée à une oeuvre, alors que nous avions organisé la trame de l'émission sur un coin de table avec Anne Kerléo en buvant une bière, la première question qu'elle me posa, qui devait porter sur mes raisons de croire ou d'appartenir à l'Église, m'a fait improviser ce tryptique en guise d'imcipit: "Je vois dans l'Église catholique une triple pyramide.

 

-Elle nous propose un récit sur la condition humaine qui va de la Création du monde à l'apocalypse.

 

-Elle nous met en relation avec tous les vivants et les morts.

 

-C'est une société sacrée, donc hiérarchique, qui va de la base au sommet, du simple "fidèle" au pape : on n'"abusait" pas encore du terme "clérical" et il était à peine parvenu à mes oreilles.

 

    2. Donc tu es synodal et je suis pyramidal. Tu es synodal au point que, si le synode ne marche pas, tu envisages de tout laisser tomber, j'y reviendrai. Pourquoi est-ce que moi j'aime que l'Eglise soit une société pyramidale ? Parce que, comme le disait quelqu'un (je ne sais plus qui), on est peut-être plus le fils de son époque que le fils de son père.

 

 

Quelle est ton époque et quelle est celle de ma génération ?

 

Tu es plus jeune que mes parents. Mon père est né en 1939 et ma mère en 1943. Ma mère me raconte encore parfois qu'elle se souvient, petite fille, d'avoir été envoyée par sa mère (qui n'était pas très portée sur le monde extérieur) pour chercher des tickets de rationnement. Tu es né environ trois ans avant que ces tickets, qui se sont prolongés plus longtemps que n'a duré la guerre, n'aient plus été nécessaires. C'est-à-dire que la Reconstruction n'était pas tout à fait achevée quand tu es né, tu as dû en sentir inconsciemment le traumatisme, mais globalement tu étais mûr pour être un enfant des Trente glorieuses et de leur société d'abondance où ceux qui avaient vingt ans en 40 avaient décidé de n'avoir peur de rien et vous ont donné la patate pour le reste de votre vie.

 

On tape beaucoup sur la génération des boomers. Je ne m'en suis pas privé. Aujourd'hui je trouve ça un peu facile. Ce n'est pas elle qui a sonné l'heure de la fin des modèles sociaux ou familiaux, sans doute est-ce la guerre. Mais aussi ces modèles étaient-ils saturés de leur propre saturation et usés de leur propre épuisement et la génération des boomers n'a fait que devoir analyser cet épuisement. Il en est résulté que les enfants de la Reconstruction sont devenus ceux de la déconstruction nécessaire, qui ne se voulait pas une destruction comme le disent les gens de droite un peu primaires.

 

Ma génération a subi de plein fouet le traumatisme de la fin des modèles lié à la fin de la société d'abondance dont elle a encore connu les soubresauts comme tu as connu ceux de la Reconstruction. Elle a dû faire le deuil des années fastes et, se retrouvant dans une sorte de confluent, elle n'a pas pu ou su choisir son camp. Elle s'est contentée de déshonorer ou de juger ses parents dans la roue de la psychanalyse en croyant qu'elle allait "faire mieux" comme l'enjoint Mélenchon à la génération suivante, mais elle n'a pas trouvé sa place dans le monde et n'est jamais sortie de l'enfance. Elle n'a pas pu admettre qu'il puisse y avoir "deux Eglises irréconciliables" comme Manuel Valls s'est montré le fossoyeur de la gauche en prétendant à deux "gauches irréconciliables." Née de parents fâchés, elle a cherché la voie d'une impossible réconciliation. Dans cette impasse, elle voudrait, comme je l'ai dit en réagissant à ta conférence, que tous les catholiques soient de la même famille.

 

La génération du petit jeune homme (un suivantquestionneur) que nous avons perdu et qui m'a beaucoup touché (comme j'ai été heureux de rencontrer Christophe Sobodka) vit dans un restaurationnisme assumé. Elle a besoin d'une apologétique à la Mathieu Lavigna, elle a besoin de retrouver le récit de l'Église. Il est dommage que ta génération ne comprenne pas l'attente de ces jeunes et qu'elle ne vous intéresse pas. Pire, vous êtes à la limite de la mépriser. Parce qu'en dehors de vouloir retrouver un ordre moral, elle voudrait retrouver le récit des Evangiles et de l'épopée humaine telle que l'avait racontée l'Eglise. Elle voudrait retrouver ses bases pour pouvoir danser dessus. Mais contrairement à ma génération et bien qu'elle ait été confinée, brimée et masquée par l'expérimentation covidique, elle trouvera sa place dans le monde. Elle rebâtira l'ancien modèle ou un contre-modèle. Son conservatisme réussira. Sa victoire ne sera pas ma victoire, mais je comprends l'attente qui la sous-tend. Je la comprends et je la plains.

 

Longtemps (et c'est la deuxième partie de l'intervention que je voulais faire et que j'ai mangée en cours de route), j'ai cru qu'il fallait reformuler notre credo à nouveaux frais. Cette entreprise est beaucoup plus passionnante que ce qui vient et je ne désespère pas de m'y atteler même si l'effort est anachronique.  Mais la crise de la culture et de la transmission rendent avant tout nécessaires la réexposition du kérigme et c'est ce qui fait que les évangéliques ont le vent en poupe.

 

 

3. Parmi toutes les raisons qui me font penser que le synode est un écran de fumée où la "conversation dans l'Esprit" substitue le langage au Verbe et donne lieu à un jargon de l'élargissement qui manque de colonne vertébrale parce que, pour être libéré, il faut connaître sa prison intérieure; au-delà de l'impasse de la "démocratie participative" que je crois avoir évoquée passablement, il y a surtout ceci qu'il me semble n'avoir pas su exposer très clairement: c'est que, pour "marcher ensemble", il faut marcher dans la même direction. Pour la trouver, il faut que quelqu'un l'indique et on a tôt fait de s'appuyer sur ce que ce Quelqu'un ne saurait être que l'Esprit. Dès lors il peut y avoir les traînards, les râleurs et ceux qui voudraient aller plus vite et qui pestent sur les lenteurs de l’arrière. Mais les directions dans l'Eglise ne sont plus les mêmes.

 

J'ai été attentif, pendant le dîner, aux remarques acerbes lancées contre la communauté saint-Martinqui sait faire du marketing un peu chafouin, mais est bien charpentée. Je t'en donne pour exemple l'homélie prononcée par dom Pascal Boulic lors de la première messe grégorienne que j'ai accompagnée le 4 février dernier à la demande de mon ami Sébastien Braillon, facteur d'orgue. Il parlait du signe de Croix comme donnant justement la bonne articulation entre verticalité et horizontalité, toutes deux nécessaires, assurait-il. C'est après avoir tracé sur soi le signe de la verticalité qu'on peut entrer dans une horizontalité féconde. Je trouve ça loin d'être nul, nourrissant et je me souviens de ce qui a été prononcé au cours de cette prédication.

 

On ne se respecte plus dans l'Eglise, mais la ligne de fracture s'est déplacée sur le champ de l'agressivité. Autrefois c'étaient les traditionalistes qui ne tarissaient pas d'agressivité. Aujourd'hui, parce qu'il y a un progressiste à la tête de l'Église, mais aussi à cause de l'anachronisme du restaurationnisme dont vous ne comprenez pas pourquoi il surgit maintenant et en raison duquel vous anticipez que le synodalisme de François vous donnera une victoire à la Pyrrhus, l'agressivité s'est déplacée des traditionalistes assommés aux progressistes que les accusations de jadis des premiers laissaient naguère plutôt indifférents.

 

Tous ne marchent pas dans la même direction dans l'Église, ce qui serait un prérequis de la raison synodale au moment même où l'enjeu de l'ocuménisme s'est déplacé et où il ne s'agit plus de trouver une unité confessionnelle entre toi et le descendant d'Albert Schweitzer et du protestantisme libéral qui a parlé à la fin de ta conférence, ou entre moi et un quelconque évangéliqe, mais d'abattre les cloisons entre les demeures ou sensibilités spirituelles pour faire Église. On en est loin. Il semble y avoir bel et bien deux "Églises irréconciliables."

 

 

Tu identifies à très juste titre que l'assomption du pastoral par l'ancien siège du doctrinal est un fait saillant, mais c'est le dernier coup de pied de l'âne de la dissociété et c'est aussi ce qui rend impossible la victoire du synodalisme. Faire de Rome, non la gardienne du temple, mais le garant du pastoralisme, c'est littéralement mettre l'Eglise cul par-dessus tête et, pardonne-moi cette trivialité, mettre la tête où il devrait y avoir le cul et surtout le cul là où il devrait y avoir la tête, c'est presque vrai au sens propre (ou sale). La crise des abus a révélé des dysfonctionnements très graves de l'autorité dans l'Eglise qui ne s'attaque pas à ses causes structurelles, mais elle a servi avant tout de prétexte aux tenants du Vatican III pour sortir des "agendas cachés" tels que le rapport Sauvé, et ne pas assumer qu'ils étaient des rupturistes.

 

4. D'abord tu me rendras ce point que, depuis le début, j'ai compris ce que toi-même ou François Cassingéna-Trévédy ne saviez pas encore vous-même que vous désiriez au début u premier confinement : vous vouliez aller au clash, à la rupture. Le dire nécessite de commencer par répondre à la question du pourquoi ce rupturisme.

 

Mon hypothèse est qu'alors que la société retrouvait sa liberté en 1968, puis se déprenait de sa liberté par le néo-puritanisme d'aujourd'hui en trouvant que la liberté avait un goût amer, vous ne saviez pas que vous cherchiez la liberté dans l'Église et vous devenez des libertaires à contre-temps, voulant peut-être compenser l'amertume de la permissivité sociale dans une liberté des enfants de Dieu que l'Église marchande très cher.

 

Il n'est pas facile d'avoir le courage de ses ruptures, mais on perdrait beaucoup moins de temps et on gâcherait beaucoup moins sa vie et celle des autres en le trouvant, même sur le plan conjugal où les femmes sont plus souvent les premières à trouver "le courage de rompre", tu vois que je peux être féministe à mes heures...

 

J'aime la question de Jésus dans l'Évangile après le "Discours sur le pain de vie." "Vous aussi vous voulez partir?" Et pourquoi pas? Le diable n'est pas dans le oui ou le non, il est entre le oui et le non. Les disciples sont un peu pleutres quand ils répondent en la personne de Pierre : "À qui irions-nous, Seigneur ? Ton discours nous heurte, mais nous comprenons bien que tu as les paroles de la vie éternelle." Ils répondent un peu comme Baudelaire (dont je comprends que mon catholicisme décadent me rend proche et que je suis malgré moi un anti-moderne, même si je trouve cette posture un peu vaine) : "Si tu peux rester, reste. Pars s'il le faut." Or il faudrait inverser la proposition : "Si tu veux partir, pars et reste si tu ne peux pas faire autrement." François a raison de ne pas avoir peur des schismes. Mais écouter sa propre logique et le bruit que fait la vie dans notre coeur est une école de discernement où le "bon Esprit" passe souvent pour le mauvais.

 

Voilà les réflexions que je voulais partager avec toi. En espérant qu'elles ne t'ont pas trop heurté, mais tu as désormais l'habitude.

 

 

En toute amitié,

 

Julien »

 

II CONVERSATION SYNODALE

 

Quelques heures plus tard, soit le 14/02/2024 à 10:43, Renéme répondait :

 

« Cher Julien,

 

J’imaginais assez que notre rencontre de Strasbourg à l’occasion de ma conférence te serait l’occasion d’une lettre personnelle. La seule inconnue pour moi était sa tonalité et, bien sûr, son contenu. Merci, déjà, d’avoir pris le temps de l’écrire. 

 

De ce Synode dont tu ne vois pas l’utilité, j’ai retenu notamment la méthode dite de la conversation dans l’Esprit que je trouve riche de potentialités. Dans un premier « tour de table » chacun s’exprime librement sur le thème retenu sans que personne ne l‘interrompe. Dans une deuxième prise de parole chacun est invité, non pas à argumenter son propre point de vue pour le justifier, au regard de ce qu’il a entendu, mais d’abord à dire ce qu’il retient de positif dans ce qui a été exprimé par les autres et ce avec quoi il peut être en désaccord… Ce n’est que dans un troisième temps que s’ouvre le débat avec pour objectif d’esquisser une position qui puisse faire consensus. Je vais tenter d’appliquer la méthode à “ta“ lettre (et non à “la“ lettre). 

 

Il est des points d’accord entre nous. Je ne vois aucun inconvénient à articuler la vie chrétienne entre verticalité et horizontalité. J’adhère sans réserve à la proposition d’une lecture de l’aventure humaine de la Création à l’Apocalypse, si l’on sait décrypter intelligemment les textes; et j’ai toujours dit (y compris dans Catholique en liberté) combien la communion des saints - où je situe notre relation - était l’une des affirmations du Credo parmi les moins problématiques pour moi. Je te suis tout autant lorsque tu affirmes que chacun de nous est fils de son époque et doit donc être compris dans ses réflexions et attitudes à partir de cette grille de lecture. Et je reçois tout à fait le désir des jeunes générations de trouver où reposer leur tête. Ce qui nous fait collectivement obligation à remettre le Kérygme au centre de notre témoignage. 

 

Ce n’est déjà pas si mal, sauf qu’à partir de là il existe de fait des divergences de perception et d’analyse, entre nous.

 

Tu m’accuses d’avoir en quelque sorte “congédié“ le jeune intervenant « conservateur » de la conférence. D’avoir opposé de manière un peu condescendante à son propos sur la nécessaire herméneutique de la continuité, le constat d’une rupture de fait, assumée par l’Eglise, entre le Syllabus et Vatican II. Je me souviens de lui avoir dit que j’accueillais pleinement son désir de continuité dans l’Eglise pour ce qui était du cœur de la foi, le Kérygme, pas les arguties concernant des ajouts de croyances auxquelles il est libre de s’attacher si ça lui parle. Vatican II nous enseigne qu’il y a une hiérarchie - voilà une expression qui devrait te plaire - des Vérités. Et je ne comprends pas, précisément, que tu ne comprennes pas combien c’est précisément une démarche synodale qui peut nous permettre d’assumer l’unité sur l’essentiel et la diversité de sensibilités sur l’accessoire.

Débattre jusque’à l’absurde pour savoir si communier dans la bouche est plus respectueux de la Présence Réelle que communier dans la main a perdu, pour moi, tout intérêt. Face à cette attente des jeunes générations, c’est à l’Eglise d’apporter la réponse, pas à René Poujol dans une conférence dont ce n’est pas l’objet. Et je n’ai jamais refusé de rencontrer des jeunes auxquels je suis capable d’adapter mon discours pour répondre à leurs attentes que je respecte. Encore faut-il que l’institution, dans son mode d’organisation, et de fonctionnement, “perçoive “ et “accepte“ cette possibilité non cléricale. 

 

Pardonne-moi de reprendre ici ce que j’ai écrit - et que tu as sans doute lu - dans mon billet sur le contenu de mon blog en 2023 à propos de l’article non écrit, sur les jeunes catholiques : « J’aurais suggéré que, contrairement aux propos, naïfs ou manipulateurs, entendus ici et là : si la jeunesse représentait d’évidence l’avenir – démographique – de l’Eglise, elle n’était pas assurée pour autant d’en incarner la Vérité enfin retrouvée contre ses aînés prétendument dévoyés par le « concile des médias » ! J’aurais conclu à la triple nécessité : de respecter ces jeunes tels qu’ils sont et de prendre leurs requêtes notamment spirituelles au sérieux, de les aider à comprendre qu’ils n’étaient, à eux tout seuls, ni l’Eglise d’aujourd’hui ni celle de demain, et de nous interroger sur les raisons de l’invisibilité d’une “autre“ jeunesse catholique : discrétion ou marginalité ? »

 

Tu plaides la cause des Saint-Martin. Mes réserves viennent du fait qu’ils représentent une tentation de formation de prêtres « hors sol » là où la richesse d’avant hier fut d’avoir des prêtres diocésains qui connaissaient l’odeur de leurs brebis parce qu’ils appartenaient au même troupeau. Et si nos terroirs ne produisent plus de prêtres, peut-être est-ce un signe du Ciel, une invitation - précisément synodale - à ce que la Mission soit portée aussi par les laïcs, au nom du sacerdoce commun des baptisés. Et pardonne-moi, mais c’est un Saint Martin qui, il y a quinze ans, a prophétisé à mon endroit "Monsieur Poujol, dans dix ans votre génération aura disparu et nous allons pouvoir reconstruire l’Eglise ». 

 

Tu me dis ta conviction que le “pré-requis“ de la synodalité serait de s’assurer, déjà, qu’on marche bien dans la même direction. Je n’en crois rien.  C’est aujourd’hui - hors synode - qu’on perçoit en la radicalisant parfois non sans arrières pensées, l’existence de chemins divergents. Décider, de manière volontariste, de  « marcher ensemble » porte précisément l’exigence, à un certain moment, de s’expliquer sur l’horizon à atteindre et, éventuellement, de se mettre - enfin - d’accord sur la marche à suivre. J’ai souvent dit combien pour moi l’écriture n’était pas d’abord le moyen d’exprimer ma pensée mais un mode d’élaboration de ma pensée. Ici il en est de même : c’est en marchant ensemble que nous apparaît la nécessité de décider où l’on va… Encore faut-il le vouloir au risque de confronter notre désir à celui de l’autre et de nous remettre en question.

 

Tu crois voir chez-moi la conviction d’une « victoire du synodalisme » au terme d’un Grand Soir ecclésial… que tu penses être une victoire à la Pyrrhus. Tu y opposes la victoire à tes yeux assurée du conservatisme/restauralisme revendiqué par la nouvelle génération.  Double erreur de perspective : je ne suis absolument pas assuré d’une quelconque victoire de la synodalité. J’ai terminé la quasi totalité de mes billets sur le synode, depuis deux ans, en évoquant l’incertitude qui pesait sur la mise en œuvre de ses conclusions par les clercs - et les jeunes générations - le moment venu. Ce que je dis et que je crois profondément, c’est en effet, que la synodalité est, à mes yeux, la seule voie pour sortir de l’impasse institutionnelle actuelle et donc qu’en cas de « non réception » par les clercs, je ne vais pas m’épuiser à faire tourner une boutique - car l’institution n’est pas l’Eglise - selon des schémas avec lesquels je suis en désaccord et dont l’échec est patent. Et qu’alors je rejoindrais les laïcs bien décidés à suivre cette proposition, au besoin sans les évêques, les prêtres et les jeunes rétifs, auxquels je ne conteste pas de continuer à faire vivre une Eglise à l’ancienne. Mais enfin, comprends, de ton côté, qu’il y a là quelque chose qui tient à la Vérité de l’agir chrétien, au-delà de l’adhésion au noyau dur de la foi. Je ne vais pas y renoncer au motif que les « petits jeunes » n’en voient pas l’intérêt à ce jour. 

 

Permets-moi de revenir en conclusion - provisoire - sur ton affirmation selon laquelle chacun de nous est fils de son époque plus que de son père. Je te redonne ici la “chute“ de mon dernier billet de blog : « Dans sa Vie de Jean Racine, François Mauriac a cette phrase : « L’individu le plus singulier n’est jamais que le moment d’une race. » Ce qui signifie, ici, que François n’est jamais que le pape que l’Esprit nous a donnés et que l’Eglise a produit, à ce moment précis de son Histoire, pour l’aider à poursuivre sa route. En faire, avec d’autres, la lecture d’un pape « progressiste » est une manière de botter en touche et de te justifier dans ton propre refus de te confronter loyalement à ce qu’il propose, puisque précisément, ce n’est pas le pape qui parle, mais un pape “progressiste“. 

 

Oui, je crois avec Christoph Théobald dans son dernier livre dont j’ai fait recension, que le synode est voie de réconciliation possible. Et je te sais gré d’avoir ouvert ta lettre en reconnaissant que mon propos, à Strasbourg, au moins dans sa conclusion, était d’ouverture lorsque j’exprimais mon désir de ne jamais refuser l’espérance des autres. Je ne souhaite que la réciprocité.

 

Avec amitié

 

René »

 

Le vendredi 16 février 2024 à 13:55:31 :

 

« Cher René,

 

Je réagis à quelques points de ta réponse dont je te remercie, y compris pour lui avoir appliqué la méthode synodale de la "conversation dans l'Esprit" à laquelle je ne trouve rien à redire, surtout au premier point : laisser parler son interlocuteur sans l'interrompre est un point commun des francs-maçons, des alcooliques anonymes, des cercles ignatiens et de tous ceux qui veulent promouvoir une qualité déchange entre les uns et les autres.

 

Dire que je ne vois pas l'utilité du synode est trop dire. Je n'en vois pas l'urgence. Il est certes important de parler entre nous, mais ce n'est pas urgent puisque peu nombreux sont ceux qui comprennent encore ce que nous entendons par le christianisme. L'urgence est à mes yeux de ne pas laisser s'en aller la dernière génération des chrétiens européens qui ont encore des références chrétiennes sans qu'ils puissent transmettre le flambeau aux jeunes générations.

 

Chacun de nous est fils de son époque, c'est-à-dire que l'histoire de chacun de nous peut être inscrite dans celle de sa génération. Si Annie ernaux a eu le prix Nobel de littérature, c'est parce qu'elle a actualisé cette intuition et cette microsociologie mieux que personne dans "les Années", entre autres ouvrages.

 

Tu dis que je t'"accuse" d'avoir "congédié" "le jeune intervenant « conservateur » de la conférence" que tu as donnée à Strasbourg. Loin de t'en avoir accusé, je t'ai donné acte que tu n'avais pas fait preuve d'agressivité envers lui, que tu lui avais prouvé que "l'herméneutique de la réforme dans la continuité" n'était pas possible entre le Syllabus et le refus d'anathématiser contenu dans Vatican II, mais que ta réponse l'avait fait fuir un peu comme le jeune homme riche était parti face aux mots de Jésus, sauf que c'était un jeune homme pauvre. Et le fait qu'il se soit évaporé à la fin est pour moi un phénomène emblématique, un signe qu'il faut prendre au sérieux. Un "signe des temps" ou un signe d'une discorde entre deux générations. 

 

Je fais un rapide excursus pour te dire que je n'ai jamais compris pourquoi le concile Vatican II a décidé de ne prendre les "signes des temps" qu'en bonne part quand, au contraire, l'Evangile de son côté voulait qu'on ne prenne qu'en mauvaise part les signes avant-coureurs du glorieux retour du Christ qui devraient être une bonne nouvelle pour chacun d'entre nous si l'un ne devait pas être pris et l'autre laissé, mais c'est une autre histoire et l'interprétation exclusivement positive des "signes des temps" ne remonte pas au concile Vatican II, , mais à "Pacem in terris" si ma mémoire est bonne.

 

Je converge avec toi pour affirmer que le magistère de l'Église a empilé une jurisprudence doctrinale et canonique qui fait bien peu de crédit à l'affirmation de saint Paul, au reste difficile à comprendre, que le Christ nous a affranchis de la loi, dont il faudrait préciser que la loi dont il s'agit est la loi morale et non la loi ontologique. Les traditionalistes continuent de s'adosser à une "religion de la loi" un peu comme les musulmans avec la charia et les hadith et beaucoup plus que les juifs dont Guy Legrand fait bien de rappeler régulièrement sur ton blog que  la Torah et le Talmud nous racontent beaucoup plus le processus d'interprétation de la loi (où Moïse sait se mettre à l'école de rabby Akiva) que le récit fondateur d'une histoire sainte où surnagent essentiellement les constituants de la relation divino-humaine à travers la création de l'homme, l'élection par Dieu d'un peuple et la libération de l'esclavage comme gage de cette élection divine. 

 

Les tradis sont des accros à la loi. Si le synode pouvait faire le tri dans cet empilement législatif, il nous avancerait. Mais il faudrait en même temps faire un tri dans la doctrine et c'est là que le bât blesse, non que la doctrine ne soit susceptible en théorie de s'émonder par son développement interne, mais cet émondage est rendu difficile par le fait qu'y compris dans l'interprétation que Vatican I a donnée de l'infaillibilité du pape (appelée à être transférée à l'infaillibilité du "sensus fidei fidelium", donc au sens des réalités de la foi qu'a le peuple fidèle), la confusion a été entretenue entre la foi et les moeurs. Si le synode pouvait séparer ces deux réalités, je ne pourrais que lui en savoir gré, mais la discussion qu'il porte est plus large et moins bien définie.

 

"Débattre jusqu'à l’absurde pour savoir si communier dans la bouche est plus respectueux de la Présence Réelle que communier dans la main a perdu, pour moi, tout intérêt." Pour moi, cela n'en a jamais eu. Je suis d'une génération qui a toujours communié dans la main. Donc je n'ai jamais compris cette querelle byzantine. Et comme j'aime à le répéter par boutade, il vaut mieux communier dans une main sale que sur une mauvaise langue.

 

Je ne plaide pas outre mesure la cause des Saint-Martin. Je les ai vus à l'oeuvre dans une situation très difficile où ils ont fait de leur mieux pour accompagner jusqu'où ils pouvaient un ami qui s'est perdu en lui-même et où ils se sont montrés des interlocuteurs très loyaux dans cet accompagnement et dans le transfert qu'il fallait faire du refuge de Montligeon que des religieuses qui l'avaient élevé avaient imaginé pour lui vers une famille d'accueil et un suivi psychiatrique. 

 

Je n'aime pas l'opprobre dont je les vois couverts , moins encore depuis que j'ai l'occasion d'aller jouer chez eux de temps à autre, dans la principale église de Mulhouse qu'ils desservent. Les habitués des églises main stream et soi-disant plus proches de l'Évangile leur reprochent de distinguer entre "servants d'autel" et "servantes d'assemblée". Autre guerre picrocholine dans laquelle je me refuse d'entrer. Il ne me semble pas que la complémentarité des sexes soit devenue un gros mot face à l'égalité des genres, mais comme je ne prétends pas avoir d'avis sur tout, je n'ai pas d'avis sur la question. 

 

On leur reproche surtout de remplir les églises avec des initiatives parfois spectaculaires. Où est le mal ? Pour moi, cela s'appelle l'évangélisation. 

 

Je les entends prononcer des homélies qui ont du sens et du fond. À la messe des cendres que j'ai entre autres accompagnée pour eux, le célébrant disait que la liturgie était aussi un "jeu" et qu'il fallait laisser pénétrer tous ses sens, voir, sentir, chanter aussi, pour, "petit à petit", se sentir engagé dans un mouvement vers dieu. La liturgie est un théâtre de Dieu, une mystagogie et un "mystère" comme on le disait au Moyen-Âge. Des luthériens de stricte observance d'une église dont est issue ma mère furent les premiers à me dire que la liturgie était le théâtre de Dieu. Je fus stupéfait non seulement de l'affirmation, mais que ce soient des luthériens qui aient osé la formuler. J'aime le texte de mère Teresa qui dit entre autres: "La vie est un jeu, joue-le". Il faut savoir jouer avec Dieu pour être gagné par Lui. 

 

"Mes réserves viennent du fait qu’ils représentent une tentation de formation de prêtres « hors sol » là où la richesse d’avant hier fut d’avoir des prêtres diocésains qui connaissaient l’odeur de leurs brebis parce qu’ils appartenaient au même troupeau", suspectes-tu. Admettons qu'ils n'appartiennent pas au même troupeau que leurs paroissiens parce qu'ils sont souvent issus de classes sociales supérieures ou aristocratiques et qu'ils s'appuient sur lesdites classes sociales avec moins de conservatisme et de goût du prestige que je ne l'ai vu faire à Paris au cal Lustiger. En attendant, ici, ils organisent une fois par mois des repas "table ouverte" et des "balades du curé". Ils prennent plein d'initiatives pour se rapprocher des gens et les rapprocher les uns des autres.  Donc en quoi sont-ils "hors sol"?

 

Leurs confrères diocésains entendent leur faire de mauvaises manières, je n'entrerai pas dans les détails, mais je n'aime pas ça. Même si j'ai vu des Saint-Martin faire de mauvaises manières aux prêtres diocésains de Sées et même si je comprends très bien que tu puisses concevoir de l'amertume à cette phrase qu'ils ont prononcée à ton encontre: ""Monsieur Poujol, dans dix ans votre génération aura disparu et nous allons pouvoir reconstruire l’Église."" "Reconstruire l'Église", "réparer l'Église", l'intuition de saint François n'était pas très éloignée, même si les orientations pastorales du "povorello" diffèrent à beaucoup près de celles des saint-Martin.  Mais laisse-moi rapprocher cette condamnation univoque de ta génération prononcée par un prêtre de cette communauté de ta phrase écrite à propos des "jeunes catholiques" que tu appelles un peu plus loin dans ta réponse des "petits jeunes": ils sont peut-être l'avenir démographique de l'Église, mais ils ne forment pas  toute la jeunesse à eux tout seuls et ils ne détiennent pas la vérité de l'Église. Autrement dit, ce n'est pas parce que ta génération s'en va en voulant en découdre que ce qu'elle a semé doit être entièrement piétiné. Je ne peux pas te donner tort là-dessus.

 

Je te dis ma "conviction que le “pré-requis“ de la synodalité serait de s’assurer, déjà, qu’on marche bien dans la même direction." Tu "n’en crois rien. [...] "Décider, de manière volontariste, de  « marcher ensemble » porte précisément l’exigence, à un certain moment, de s’expliquer sur l’horizon à atteindre et, éventuellement, de se mettre - enfin - d’accord sur la marche à suivre."

L'horizon, c'est le Christ, mais nous en avons des représentations différentes. C'est au Christ de nous attirer à Lui comme Il nous l'a promis, quand Il serait élevé de terre; ce n'est pas à chacun des membres du synode de dire: "Moi, je veux aller là" ou "non, moi, je veux aller dans l'autre sens." Or la connotation de la démarche synodale d'avancer au large du pastoral contre les étroitesses du dogmatisme, c'est ce que j'appelle le progressisme qui voudrait "élargir" (ou libérer) les hommes sans avoir discerné quelles étaient leurs prisons intérieurs et sans avoir pris soin d'en ouvrir les portes. Étant à noter que pour moi, le mot d'"élargissement" est l'un des plus beaux mots de la langue française, je l'ai écrit dans mon "Apologie d'une intériorité".

 

Je ne te crois pas plus assuré de "la victoire du synodalisme"que je ne le suis, en réalité, de celle du "conservatisme", sinon pour faire vivre l'Église comme une contre-société, selon le voeu du cal Lustiger (encore lui !) à la fin de sa vie. Je regrette que tu conditionnes le fait de rester dans l'Église (c'est ce que tu m'as dit après la conférence) à la réussite du synode. Ici, tu le nuances en parlant de "faire tourner la boutique" de l'institution ecclésiale. Mais qu'est-ce que vous avez donc tous contre l'institution ? Je n'ai jamais conçu l'Église comme une institution et encore moins comme une boutique, même si les clercs ont souvent entre eux des relations de boutiquiers. J'ai toujours aimé dans l'Eglise sa dimension corporative portée, comme tu le dis, par la "communion des saints" qui est le recto de la "télépathie générale", bien loin de l'incommunicabilité entre le "moi" et l'autre, entre l'homme, "tout parfait et solitaire", et ses semblables.

 

Je ne suis pas anti-François. Je le reçois, non comme un "pape progressiste", mais comme le pape qui m'est donné. Seulement j'ai cessé d'être l'enfant d'une Eglise totalitaire qui devrait applaudir à toutes les inflexions des papes depuis qu'avec la mort de Paul VI, s'est découverte à moi l'existence de la papauté. Avant de te rejoindre pour ta conférence, j'avais joué un enterrement avec un prêtre polonais dont j'aime beaucoup le travail d'écriture, très original, en langue française. Il fait preuve de beaucoup d'humour dans la profondeur. Je ne t'apprendrai pas que les prêtres diocésains français, qui décidément n'aiment pas grand monde (et en ce sens, ils ne sont pas des exemples de disciples du Christ), n'aiment pas les prêtres fidei donum en général et les prêtres polonais en particulier. Je lui ai demandé ce qu'en tant que Polonais, il pensait de Jean-Paul II. Devenant soudain sérieux, il m'a répondu: "C'est un saint. Qu'ont fait les suivants ?" Benoît XVI n'a jamais trouvé ses marques en dépit de l'intelligence qu'il a déployée à catéchiser l'Église en la rendant plus traditionnelle, en contradiction avec son passé de secrétaire d'un Père conciliaire qui n'aurait pas aimé entendre dire que ses positions devaient se distinguer d'un "concile des médias". Quant à François, je vois au moins deux hommes en lui : un pape plein d'Evangile qui le commente à la mitraillette, tellement ce texte l'habite et lui parle, et à côté de ça un pape qui dit au monde ce que le monde a envie d'entendre tout en dénonçant la "mondanité spirituelle"; un pape qui fait le jeu des grands de ce monde  et des grands pouvoirs de la "mondialisation heureuse" tout en rêvant d'une "Eglise de pauvres pour les pauvres" où le Christ ne demanderait en somme plus rien à personne en termes de combat spirituel, bien qu'il s'agisse de lutter contre le diable même si l'enfer est vide. Je ne sais pas comment se résolvent ses contradictions, sinon que je crois savoir qu'il est devenu prêtre par défaut. François serait-il le pape par défaut d'une Eglise qui dépose le bilan? Ce pape infaillible serait-il un syndic de faillite ?

 

Tant pis si c'est ma chute. »

 

Julien

 

(À suivre) 

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