Je suis depuis quelques années un
commentateur régulier du blog de René Poujol. Tous les deux tenions à rendre réelle
cette rencontre virtuelle. L’occasion nous en a été donnée lors de la
conférence que René à Strasbourg, au FEC (foyer de l’étudiant catholique) le 12
février dernier. La conversation qui suit fait suite à cette conférence. Je la publie
avec son autorisation.
I LE RUPTURISME
Écrit le 14 février pendant la
nuit, jour de la Saint-Valentin et du mercredi des cendres
« Cher René,
Amusant que le premier exercice
de désert auquel je me livre à l'orée de ce mercredi des cendres, non comme
valentinien, mais comme insomniaque, soit de mettre dans un certain ordre (ou
dans un ordre incertain) les idées qui me sont venues en assistant à ta
conférence au-delà du plaisir de faire ta connaissance et du constat renouvelé
de ta générosité comme orateur, mais surtout comme "échangeur" ou
comme interlocuteur. Tu donnes beaucoup de toi-même et paies de ta personne en
n'ayant pas à l'oral la susceptibilité agacée que tu peux manifester à l'écrit.
Le principal mérite d'une conférence comme celle d'hier soir est sans doute
d'aider chacun à situer sa position dans l'Eglise au regard de la tienne qui est
ferme malgré ses "points aveugles".
1. D'abord je crois qu'on devrait remplacer l'opposition entre synodal
versus pyramidal à celle entre verticalité et horizontalité, même si ça
n'empêche pas la position synodale d'être plutôt horizontale et la position
pyramidale d'être plutôt verticale.
J'y ai réfléchi
durant la nuit précédente dans mon merveilleux "Hôtel cathédrale" qui
pratique encore l'hôtellerie à l'ancienne. M'est revenu le fait que dans
l'émission "Grand témoin" qui m'a été consacrée sur "RCF"
en 2015 ("la foi sans tabou de Julien Weinzaepflen, elle est encore
podcastable et J.P. Gosset en avait donné le lien dès mon premier commentaire
sur ton blog), émission qui m'a d'autant plus honoré que ma vie n'était pas
adossée à une oeuvre, alors que nous avions organisé la trame de l'émission sur
un coin de table avec Anne Kerléo en buvant une bière, la première question
qu'elle me posa, qui devait porter sur mes raisons de croire ou d'appartenir à
l'Église, m'a fait improviser ce tryptique en guise d'imcipit: "Je vois
dans l'Église catholique une triple pyramide.
-Elle nous propose un récit sur la condition humaine qui va
de la Création du monde à l'apocalypse.
-Elle nous met en relation avec tous les vivants et les
morts.
-C'est une société sacrée, donc hiérarchique, qui va de la
base au sommet, du simple "fidèle" au pape : on
n'"abusait" pas encore du terme "clérical" et il était
à peine parvenu à mes oreilles.
2. Donc tu es synodal et je suis pyramidal. Tu es synodal au point que, si le
synode ne marche pas, tu envisages de tout laisser tomber, j'y reviendrai.
Pourquoi est-ce que moi j'aime que l'Eglise soit une société pyramidale ?
Parce que, comme le disait quelqu'un (je ne sais plus qui), on est peut-être
plus le fils de son époque que le fils de son père.
Quelle est ton époque et quelle
est celle de ma génération ?
Tu es plus
jeune que mes parents. Mon père est né en 1939 et ma mère en 1943. Ma mère me
raconte encore parfois qu'elle se souvient, petite fille, d'avoir été envoyée
par sa mère (qui n'était pas très portée sur le monde extérieur) pour chercher
des tickets de rationnement. Tu es né environ trois ans avant que ces tickets,
qui se sont prolongés plus longtemps que n'a duré la guerre, n'aient plus été
nécessaires. C'est-à-dire que la Reconstruction n'était pas tout à fait achevée
quand tu es né, tu as dû en sentir inconsciemment le traumatisme, mais
globalement tu étais mûr pour être un enfant des Trente glorieuses et de leur
société d'abondance où ceux qui avaient vingt ans en 40 avaient décidé de
n'avoir peur de rien et vous ont donné la patate pour le reste de votre vie.
On tape
beaucoup sur la génération des boomers. Je ne m'en suis pas privé. Aujourd'hui
je trouve ça un peu facile. Ce n'est pas elle qui a sonné l'heure de la fin des
modèles sociaux ou familiaux, sans doute est-ce la guerre. Mais aussi ces
modèles étaient-ils saturés de leur propre saturation et usés de leur propre
épuisement et la génération des boomers n'a fait que devoir analyser cet
épuisement. Il en est résulté que les enfants de la Reconstruction sont devenus
ceux de la déconstruction nécessaire, qui ne se voulait pas une destruction
comme le disent les gens de droite un peu primaires.
Ma génération a
subi de plein fouet le traumatisme de la fin des modèles lié à la fin de la
société d'abondance dont elle a encore connu les soubresauts comme tu as connu
ceux de la Reconstruction. Elle a dû faire le deuil des années fastes et, se
retrouvant dans une sorte de confluent, elle n'a pas pu ou su choisir son camp.
Elle s'est contentée de déshonorer ou de juger ses parents dans la roue de la
psychanalyse en croyant qu'elle allait "faire mieux" comme
l'enjoint Mélenchon à la génération suivante, mais elle n'a pas trouvé sa place
dans le monde et n'est jamais sortie de l'enfance. Elle n'a pas pu admettre
qu'il puisse y avoir "deux Eglises irréconciliables" comme Manuel
Valls s'est montré le fossoyeur de la gauche en prétendant à deux "gauches
irréconciliables." Née de parents fâchés, elle a cherché la voie d'une
impossible réconciliation. Dans cette impasse, elle voudrait, comme je l'ai dit
en réagissant à ta conférence, que tous les catholiques soient de la même
famille.
La génération
du petit jeune homme (un suivantquestionneur) que nous avons perdu et qui m'a
beaucoup touché (comme j'ai été heureux de rencontrer Christophe Sobodka) vit
dans un restaurationnisme assumé. Elle a besoin d'une apologétique à la Mathieu
Lavigna, elle a besoin de retrouver le récit de l'Église. Il est dommage que ta
génération ne comprenne pas l'attente de ces jeunes et qu'elle ne vous
intéresse pas. Pire, vous êtes à la limite de la mépriser. Parce qu'en dehors
de vouloir retrouver un ordre moral, elle voudrait retrouver le récit des
Evangiles et de l'épopée humaine telle que l'avait racontée l'Eglise. Elle
voudrait retrouver ses bases pour pouvoir danser dessus. Mais contrairement à
ma génération et bien qu'elle ait été confinée, brimée et masquée par
l'expérimentation covidique, elle trouvera sa place dans le monde. Elle
rebâtira l'ancien modèle ou un contre-modèle. Son conservatisme réussira. Sa
victoire ne sera pas ma victoire, mais je comprends l'attente qui la sous-tend.
Je la comprends et je la plains.
Longtemps (et
c'est la deuxième partie de l'intervention que je voulais faire et que j'ai
mangée en cours de route), j'ai cru qu'il fallait reformuler notre credo à
nouveaux frais. Cette entreprise est beaucoup plus passionnante que ce qui
vient et je ne désespère pas de m'y atteler même si l'effort est
anachronique. Mais la crise de la culture et de la transmission rendent
avant tout nécessaires la réexposition du kérigme et c'est ce qui fait que les
évangéliques ont le vent en poupe.
3. Parmi toutes
les raisons qui me font penser que le synode est un écran de fumée où la
"conversation dans l'Esprit" substitue le langage au Verbe et donne
lieu à un jargon de l'élargissement qui manque de colonne vertébrale parce que,
pour être libéré, il faut connaître sa prison intérieure; au-delà de l'impasse
de la "démocratie participative" que je crois avoir évoquée
passablement, il y a surtout ceci qu'il me semble n'avoir pas su exposer très
clairement: c'est que, pour "marcher ensemble", il faut marcher dans
la même direction. Pour la trouver, il faut que quelqu'un l'indique et on a tôt
fait de s'appuyer sur ce que ce Quelqu'un ne saurait être que l'Esprit. Dès
lors il peut y avoir les traînards, les râleurs et ceux qui voudraient aller
plus vite et qui pestent sur les lenteurs de l’arrière. Mais les directions
dans l'Eglise ne sont plus les mêmes.
J'ai été
attentif, pendant le dîner, aux remarques acerbes lancées contre la communauté
saint-Martinqui sait faire du marketing un peu chafouin, mais est bien
charpentée. Je t'en donne pour exemple l'homélie prononcée par dom Pascal
Boulic lors de la première messe grégorienne que j'ai accompagnée le 4 février
dernier à la demande de mon ami Sébastien Braillon, facteur d'orgue. Il parlait
du signe de Croix comme donnant justement la bonne articulation entre
verticalité et horizontalité, toutes deux nécessaires, assurait-il. C'est après
avoir tracé sur soi le signe de la verticalité qu'on peut entrer dans une
horizontalité féconde. Je trouve ça loin d'être nul, nourrissant et je me
souviens de ce qui a été prononcé au cours de cette prédication.
On ne se
respecte plus dans l'Eglise, mais la ligne de fracture s'est déplacée sur le
champ de l'agressivité. Autrefois c'étaient les traditionalistes qui ne
tarissaient pas d'agressivité. Aujourd'hui, parce qu'il y a un progressiste à
la tête de l'Église, mais aussi à cause de l'anachronisme du restaurationnisme
dont vous ne comprenez pas pourquoi il surgit maintenant et en raison duquel
vous anticipez que le synodalisme de François vous donnera une victoire à la
Pyrrhus, l'agressivité s'est déplacée des traditionalistes assommés aux
progressistes que les accusations de jadis des premiers laissaient naguère
plutôt indifférents.
Tous ne
marchent pas dans la même direction dans l'Église, ce qui serait un prérequis de
la raison synodale au moment même où l'enjeu de l'ocuménisme s'est déplacé et
où il ne s'agit plus de trouver une unité confessionnelle entre toi et le
descendant d'Albert Schweitzer et du protestantisme libéral qui a parlé à la
fin de ta conférence, ou entre moi et un quelconque évangéliqe, mais d'abattre
les cloisons entre les demeures ou sensibilités spirituelles pour faire Église.
On en est loin. Il semble y avoir bel et bien deux "Églises
irréconciliables."
Tu identifies à
très juste titre que l'assomption du pastoral par l'ancien siège du doctrinal
est un fait saillant, mais c'est le dernier coup de pied de l'âne de la
dissociété et c'est aussi ce qui rend impossible la victoire du synodalisme.
Faire de Rome, non la gardienne du temple, mais le garant du pastoralisme,
c'est littéralement mettre l'Eglise cul par-dessus tête et, pardonne-moi cette
trivialité, mettre la tête où il devrait y avoir le cul et surtout le cul là où
il devrait y avoir la tête, c'est presque vrai au sens propre (ou sale). La
crise des abus a révélé des dysfonctionnements très graves de l'autorité dans
l'Eglise qui ne s'attaque pas à ses causes structurelles, mais elle a servi
avant tout de prétexte aux tenants du Vatican III pour sortir des "agendas
cachés" tels que le rapport Sauvé, et ne pas assumer qu'ils étaient des
rupturistes.
4. D'abord tu
me rendras ce point que, depuis le début, j'ai compris ce que toi-même ou
François Cassingéna-Trévédy ne saviez pas encore vous-même que vous désiriez au
début u premier confinement : vous vouliez aller au clash, à la rupture.
Le dire nécessite de commencer par répondre à la question du pourquoi ce
rupturisme.
Mon hypothèse
est qu'alors que la société retrouvait sa liberté en 1968, puis se déprenait de
sa liberté par le néo-puritanisme d'aujourd'hui en trouvant que la liberté
avait un goût amer, vous ne saviez pas que vous cherchiez la liberté dans
l'Église et vous devenez des libertaires à contre-temps, voulant peut-être
compenser l'amertume de la permissivité sociale dans une liberté des enfants de
Dieu que l'Église marchande très cher.
Il n'est pas
facile d'avoir le courage de ses ruptures, mais on perdrait beaucoup moins de
temps et on gâcherait beaucoup moins sa vie et celle des autres en le trouvant,
même sur le plan conjugal où les femmes sont plus souvent les premières à
trouver "le courage de rompre", tu vois que je peux être féministe à
mes heures...
J'aime la
question de Jésus dans l'Évangile après le "Discours sur le pain de
vie." "Vous aussi vous voulez partir?" Et pourquoi pas? Le
diable n'est pas dans le oui ou le non, il est entre le oui et le non. Les
disciples sont un peu pleutres quand ils répondent en la personne de Pierre :
"À qui irions-nous, Seigneur ? Ton discours nous heurte, mais nous
comprenons bien que tu as les paroles de la vie éternelle." Ils répondent
un peu comme Baudelaire (dont je comprends que mon catholicisme décadent me
rend proche et que je suis malgré moi un anti-moderne, même si je trouve cette
posture un peu vaine) : "Si tu peux rester, reste. Pars s'il le
faut." Or il faudrait inverser la proposition : "Si tu veux
partir, pars et reste si tu ne peux pas faire autrement." François a
raison de ne pas avoir peur des schismes. Mais écouter sa propre logique et le
bruit que fait la vie dans notre coeur est une école de discernement où le
"bon Esprit" passe souvent pour le mauvais.
Voilà les réflexions que je voulais partager avec toi.
En espérant qu'elles ne t'ont pas trop heurté, mais tu as désormais l'habitude.
En toute amitié,
Julien »
II CONVERSATION SYNODALE
Quelques heures plus tard, soit le
14/02/2024 à 10:43, Renéme répondait :
« Cher Julien,
J’imaginais assez que notre
rencontre de Strasbourg à l’occasion de ma conférence te serait l’occasion
d’une lettre personnelle. La seule inconnue pour moi était sa tonalité et, bien
sûr, son contenu. Merci, déjà, d’avoir pris le temps de l’écrire.
De ce Synode dont tu ne vois pas
l’utilité, j’ai retenu notamment la méthode dite de la conversation dans
l’Esprit que je trouve riche de potentialités. Dans un premier « tour de
table » chacun s’exprime librement sur le thème retenu sans que personne
ne l‘interrompe. Dans une deuxième prise de parole chacun est invité, non pas à
argumenter son propre point de vue pour le justifier, au regard de ce qu’il a
entendu, mais d’abord à dire ce qu’il retient de positif dans ce qui a été
exprimé par les autres et ce avec quoi il peut être en désaccord… Ce n’est que
dans un troisième temps que s’ouvre le débat avec pour objectif d’esquisser une
position qui puisse faire consensus. Je vais tenter d’appliquer la méthode à
“ta“ lettre (et non à “la“ lettre).
Il est des points d’accord entre
nous. Je ne vois aucun inconvénient à articuler la vie chrétienne entre
verticalité et horizontalité. J’adhère sans réserve à la proposition d’une
lecture de l’aventure humaine de la Création à l’Apocalypse, si l’on sait
décrypter intelligemment les textes; et j’ai toujours dit (y compris dans
Catholique en liberté) combien la communion des saints - où je situe notre
relation - était l’une des affirmations du Credo parmi les moins problématiques
pour moi. Je te suis tout autant lorsque tu affirmes que chacun de nous est
fils de son époque et doit donc être compris dans ses réflexions et attitudes à
partir de cette grille de lecture. Et je reçois tout à fait le désir des jeunes
générations de trouver où reposer leur tête. Ce qui nous fait collectivement
obligation à remettre le Kérygme au centre de notre témoignage.
Ce n’est déjà pas si mal, sauf
qu’à partir de là il existe de fait des divergences de perception et d’analyse,
entre nous.
Tu m’accuses
d’avoir en quelque sorte “congédié“ le jeune intervenant
« conservateur » de la conférence. D’avoir opposé de manière un peu
condescendante à son propos sur la nécessaire herméneutique de la continuité,
le constat d’une rupture de fait, assumée par l’Eglise, entre le Syllabus et
Vatican II. Je me souviens de lui avoir dit que j’accueillais pleinement son
désir de continuité dans l’Eglise pour ce qui était du cœur de la foi, le
Kérygme, pas les arguties concernant des ajouts de croyances auxquelles il est
libre de s’attacher si ça lui parle. Vatican II nous enseigne qu’il y a une
hiérarchie - voilà une expression qui devrait te plaire - des Vérités. Et je ne
comprends pas, précisément, que tu ne comprennes pas combien c’est précisément
une démarche synodale qui peut nous permettre d’assumer l’unité sur l’essentiel
et la diversité de sensibilités sur l’accessoire.
Débattre jusque’à l’absurde pour
savoir si communier dans la bouche est plus respectueux de la Présence Réelle
que communier dans la main a perdu, pour moi, tout intérêt. Face à cette
attente des jeunes générations, c’est à l’Eglise d’apporter la réponse, pas à
René Poujol dans une conférence dont ce n’est pas l’objet. Et je n’ai jamais
refusé de rencontrer des jeunes auxquels je suis capable d’adapter mon discours
pour répondre à leurs attentes que je respecte. Encore faut-il que
l’institution, dans son mode d’organisation, et de fonctionnement,
“perçoive “ et “accepte“ cette possibilité non cléricale.
Pardonne-moi de
reprendre ici ce que j’ai écrit - et que tu as sans doute lu - dans mon billet
sur le contenu de mon blog en 2023 à propos de l’article non écrit, sur les
jeunes catholiques : « J’aurais suggéré que, contrairement aux propos,
naïfs ou manipulateurs, entendus ici et là : si la jeunesse représentait
d’évidence l’avenir – démographique – de l’Eglise, elle n’était pas assurée
pour autant d’en incarner la Vérité enfin retrouvée contre ses aînés
prétendument dévoyés par le « concile des médias » ! J’aurais conclu
à la triple nécessité : de respecter ces jeunes tels qu’ils sont et de prendre
leurs requêtes notamment spirituelles au sérieux, de les aider à comprendre
qu’ils n’étaient, à eux tout seuls, ni l’Eglise d’aujourd’hui ni celle de
demain, et de nous interroger sur les raisons de l’invisibilité d’une “autre“
jeunesse catholique : discrétion ou marginalité ? »
Tu plaides la
cause des Saint-Martin. Mes réserves viennent du fait qu’ils représentent une
tentation de formation de prêtres « hors sol » là où la richesse
d’avant hier fut d’avoir des prêtres diocésains qui connaissaient l’odeur de
leurs brebis parce qu’ils appartenaient au même troupeau. Et si nos terroirs ne
produisent plus de prêtres, peut-être est-ce un signe du Ciel, une invitation -
précisément synodale - à ce que la Mission soit portée aussi par les laïcs, au
nom du sacerdoce commun des baptisés. Et pardonne-moi, mais c’est un Saint
Martin qui, il y a quinze ans, a prophétisé à mon endroit "Monsieur
Poujol, dans dix ans votre génération aura disparu et nous allons pouvoir
reconstruire l’Eglise ».
Tu me dis ta
conviction que le “pré-requis“ de la synodalité serait de s’assurer, déjà,
qu’on marche bien dans la même direction. Je n’en crois rien. C’est
aujourd’hui - hors synode - qu’on perçoit en la radicalisant parfois non sans
arrières pensées, l’existence de chemins divergents. Décider, de manière
volontariste, de « marcher ensemble » porte précisément
l’exigence, à un certain moment, de s’expliquer sur l’horizon à atteindre et,
éventuellement, de se mettre - enfin - d’accord sur la marche à suivre. J’ai
souvent dit combien pour moi l’écriture n’était pas d’abord le moyen d’exprimer
ma pensée mais un mode d’élaboration de ma pensée. Ici il en est de même :
c’est en marchant ensemble que nous apparaît la nécessité de décider où l’on
va… Encore faut-il le vouloir au risque de confronter notre désir à celui de
l’autre et de nous remettre en question.
Tu crois voir
chez-moi la conviction d’une « victoire du synodalisme » au terme
d’un Grand Soir ecclésial… que tu penses être une victoire à la Pyrrhus. Tu y
opposes la victoire à tes yeux assurée du conservatisme/restauralisme
revendiqué par la nouvelle génération. Double erreur de perspective : je
ne suis absolument pas assuré d’une quelconque victoire de la synodalité. J’ai
terminé la quasi totalité de mes billets sur le synode, depuis deux ans, en
évoquant l’incertitude qui pesait sur la mise en œuvre de ses conclusions par
les clercs - et les jeunes générations - le moment venu. Ce que je dis et que
je crois profondément, c’est en effet, que la synodalité est, à mes yeux, la
seule voie pour sortir de l’impasse institutionnelle actuelle et donc qu’en cas
de « non réception » par les clercs, je ne vais pas m’épuiser à faire
tourner une boutique - car l’institution n’est pas l’Eglise - selon des
schémas avec lesquels je suis en désaccord et dont l’échec est patent. Et
qu’alors je rejoindrais les laïcs bien décidés à suivre cette proposition, au
besoin sans les évêques, les prêtres et les jeunes rétifs, auxquels je ne
conteste pas de continuer à faire vivre une Eglise à l’ancienne. Mais enfin,
comprends, de ton côté, qu’il y a là quelque chose qui tient à la Vérité de
l’agir chrétien, au-delà de l’adhésion au noyau dur de la foi. Je ne vais pas y
renoncer au motif que les « petits jeunes » n’en voient pas l’intérêt
à ce jour.
Permets-moi de
revenir en conclusion - provisoire - sur ton affirmation selon laquelle chacun
de nous est fils de son époque plus que de son père. Je te redonne ici la “chute“
de mon dernier billet de blog : « Dans sa Vie de Jean Racine, François
Mauriac a cette phrase : « L’individu le plus singulier n’est jamais que
le moment d’une race. » Ce qui signifie, ici, que François n’est jamais
que le pape que l’Esprit nous a donnés et que l’Eglise a produit, à ce moment
précis de son Histoire, pour l’aider à poursuivre sa route. En faire, avec
d’autres, la lecture d’un pape « progressiste » est une manière de
botter en touche et de te justifier dans ton propre refus de te confronter
loyalement à ce qu’il propose, puisque précisément, ce n’est pas le pape qui
parle, mais un pape “progressiste“.
Oui, je crois avec Christoph
Théobald dans son dernier livre dont j’ai fait recension, que le synode est
voie de réconciliation possible. Et je te sais gré d’avoir ouvert ta lettre en
reconnaissant que mon propos, à Strasbourg, au moins dans sa conclusion, était
d’ouverture lorsque j’exprimais mon désir de ne jamais refuser l’espérance des
autres. Je ne souhaite que la réciprocité.
Avec amitié
René »
Le vendredi 16 février 2024 à 13:55:31 :
« Cher René,
Je réagis à quelques points de ta
réponse dont je te remercie, y compris pour lui avoir appliqué la méthode
synodale de la "conversation dans l'Esprit" à laquelle je ne trouve
rien à redire, surtout au premier point : laisser parler son interlocuteur
sans l'interrompre est un point commun des francs-maçons, des alcooliques
anonymes, des cercles ignatiens et de tous ceux qui veulent promouvoir une
qualité déchange entre les uns et les autres.
Dire que je ne vois pas l'utilité
du synode est trop dire. Je n'en vois pas l'urgence. Il est certes important de
parler entre nous, mais ce n'est pas urgent puisque peu nombreux sont ceux qui
comprennent encore ce que nous entendons par le christianisme. L'urgence est à
mes yeux de ne pas laisser s'en aller la dernière génération des chrétiens
européens qui ont encore des références chrétiennes sans qu'ils puissent
transmettre le flambeau aux jeunes générations.
Chacun de nous est fils de son
époque, c'est-à-dire que l'histoire de chacun de nous peut être inscrite dans
celle de sa génération. Si Annie ernaux a eu le prix Nobel de littérature,
c'est parce qu'elle a actualisé cette intuition et cette microsociologie mieux
que personne dans "les Années", entre autres ouvrages.
Tu dis que je
t'"accuse" d'avoir "congédié" "le jeune intervenant
« conservateur » de la conférence" que tu as donnée à
Strasbourg. Loin de t'en avoir accusé, je t'ai donné acte que tu n'avais pas
fait preuve d'agressivité envers lui, que tu lui avais prouvé que
"l'herméneutique de la réforme dans la continuité" n'était pas
possible entre le Syllabus et le refus d'anathématiser contenu dans Vatican II,
mais que ta réponse l'avait fait fuir un peu comme le jeune homme riche était
parti face aux mots de Jésus, sauf que c'était un jeune homme pauvre. Et le
fait qu'il se soit évaporé à la fin est pour moi un phénomène emblématique, un
signe qu'il faut prendre au sérieux. Un "signe des temps" ou un signe
d'une discorde entre deux générations.
Je fais un
rapide excursus pour te dire que je n'ai jamais compris pourquoi le concile
Vatican II a décidé de ne prendre les "signes des temps" qu'en bonne
part quand, au contraire, l'Evangile de son côté voulait qu'on ne prenne qu'en
mauvaise part les signes avant-coureurs du glorieux retour du Christ qui
devraient être une bonne nouvelle pour chacun d'entre nous si l'un ne devait
pas être pris et l'autre laissé, mais c'est une autre histoire et
l'interprétation exclusivement positive des "signes des temps" ne
remonte pas au concile Vatican II, , mais à "Pacem in terris" si ma
mémoire est bonne.
Je converge
avec toi pour affirmer que le magistère de l'Église a empilé une jurisprudence
doctrinale et canonique qui fait bien peu de crédit à l'affirmation de saint
Paul, au reste difficile à comprendre, que le Christ nous a affranchis de la
loi, dont il faudrait préciser que la loi dont il s'agit est la loi morale et
non la loi ontologique. Les traditionalistes continuent de s'adosser à une
"religion de la loi" un peu comme les musulmans avec la charia et les
hadith et beaucoup plus que les juifs dont Guy Legrand fait bien de rappeler
régulièrement sur ton blog que la Torah et le Talmud nous racontent
beaucoup plus le processus d'interprétation de la loi (où Moïse sait se mettre
à l'école de rabby Akiva) que le récit fondateur d'une histoire sainte où
surnagent essentiellement les constituants de la relation divino-humaine à
travers la création de l'homme, l'élection par Dieu d'un peuple et la
libération de l'esclavage comme gage de cette élection divine.
Les tradis sont
des accros à la loi. Si le synode pouvait faire le tri dans cet empilement
législatif, il nous avancerait. Mais il faudrait en même temps faire un tri
dans la doctrine et c'est là que le bât blesse, non que la doctrine ne soit
susceptible en théorie de s'émonder par son développement interne, mais cet
émondage est rendu difficile par le fait qu'y compris dans l'interprétation que
Vatican I a donnée de l'infaillibilité du pape (appelée à être transférée à
l'infaillibilité du "sensus fidei fidelium", donc au sens des
réalités de la foi qu'a le peuple fidèle), la confusion a été entretenue entre
la foi et les moeurs. Si le synode pouvait séparer ces deux réalités, je ne
pourrais que lui en savoir gré, mais la discussion qu'il porte est plus large
et moins bien définie.
"Débattre
jusqu'à l’absurde pour savoir si communier dans la bouche est plus respectueux
de la Présence Réelle que communier dans la main a perdu, pour moi, tout
intérêt." Pour moi, cela n'en a jamais eu. Je suis d'une génération qui a
toujours communié dans la main. Donc je n'ai jamais compris cette querelle byzantine.
Et comme j'aime à le répéter par boutade, il vaut mieux communier dans une main
sale que sur une mauvaise langue.
Je ne plaide
pas outre mesure la cause des Saint-Martin. Je les ai vus à l'oeuvre dans une
situation très difficile où ils ont fait de leur mieux pour accompagner
jusqu'où ils pouvaient un ami qui s'est perdu en lui-même et où ils se sont
montrés des interlocuteurs très loyaux dans cet accompagnement et dans le
transfert qu'il fallait faire du refuge de Montligeon que des religieuses qui
l'avaient élevé avaient imaginé pour lui vers une famille d'accueil et un suivi
psychiatrique.
Je n'aime pas
l'opprobre dont je les vois couverts , moins encore depuis que j'ai l'occasion
d'aller jouer chez eux de temps à autre, dans la principale église de Mulhouse
qu'ils desservent. Les habitués des églises main stream et soi-disant plus
proches de l'Évangile leur reprochent de distinguer entre "servants
d'autel" et "servantes d'assemblée". Autre guerre picrocholine
dans laquelle je me refuse d'entrer. Il ne me semble pas que la complémentarité
des sexes soit devenue un gros mot face à l'égalité des genres, mais comme je
ne prétends pas avoir d'avis sur tout, je n'ai pas d'avis sur la
question.
On leur
reproche surtout de remplir les églises avec des initiatives parfois
spectaculaires. Où est le mal ? Pour moi, cela s'appelle
l'évangélisation.
Je les entends
prononcer des homélies qui ont du sens et du fond. À la messe des cendres que
j'ai entre autres accompagnée pour eux, le célébrant disait que la liturgie
était aussi un "jeu" et qu'il fallait laisser pénétrer tous ses sens,
voir, sentir, chanter aussi, pour, "petit à petit", se sentir engagé
dans un mouvement vers dieu. La liturgie est un théâtre de Dieu, une mystagogie
et un "mystère" comme on le disait au Moyen-Âge. Des luthériens de
stricte observance d'une église dont est issue ma mère furent les premiers à me
dire que la liturgie était le théâtre de Dieu. Je fus stupéfait non seulement
de l'affirmation, mais que ce soient des luthériens qui aient osé la formuler.
J'aime le texte de mère Teresa qui dit entre autres: "La vie est un jeu,
joue-le". Il faut savoir jouer avec Dieu pour être gagné par Lui.
"Mes
réserves viennent du fait qu’ils représentent une tentation de formation de
prêtres « hors sol » là où la richesse d’avant hier fut d’avoir des
prêtres diocésains qui connaissaient l’odeur de leurs brebis parce qu’ils
appartenaient au même troupeau", suspectes-tu. Admettons qu'ils
n'appartiennent pas au même troupeau que leurs paroissiens parce qu'ils sont
souvent issus de classes sociales supérieures ou aristocratiques et qu'ils
s'appuient sur lesdites classes sociales avec moins de conservatisme et de goût
du prestige que je ne l'ai vu faire à Paris au cal Lustiger. En attendant, ici,
ils organisent une fois par mois des repas "table ouverte" et des
"balades du curé". Ils prennent plein d'initiatives pour se
rapprocher des gens et les rapprocher les uns des autres. Donc en quoi
sont-ils "hors sol"?
Leurs confrères diocésains
entendent leur faire de mauvaises manières, je n'entrerai pas dans les
détails, mais je n'aime pas ça. Même si j'ai vu des Saint-Martin faire de
mauvaises manières aux prêtres diocésains de Sées et même si je comprends très
bien que tu puisses concevoir de l'amertume à cette phrase qu'ils ont prononcée
à ton encontre: ""Monsieur Poujol, dans dix ans votre génération aura
disparu et nous allons pouvoir reconstruire l’Église.""
"Reconstruire l'Église", "réparer l'Église", l'intuition de
saint François n'était pas très éloignée, même si les orientations pastorales
du "povorello" diffèrent à beaucoup près de celles des
saint-Martin. Mais laisse-moi rapprocher cette condamnation univoque
de ta génération prononcée par un prêtre de cette communauté de ta phrase
écrite à propos des "jeunes catholiques" que tu appelles un peu plus
loin dans ta réponse des "petits jeunes": ils sont peut-être l'avenir
démographique de l'Église, mais ils ne forment pas toute la jeunesse à
eux tout seuls et ils ne détiennent pas la vérité de l'Église. Autrement dit,
ce n'est pas parce que ta génération s'en va en voulant en découdre que ce
qu'elle a semé doit être entièrement piétiné. Je ne peux pas te donner tort
là-dessus.
Je te dis ma "conviction que
le “pré-requis“ de la synodalité serait de s’assurer, déjà, qu’on marche bien
dans la même direction." Tu "n’en crois rien. [...] "Décider, de
manière volontariste, de « marcher ensemble » porte précisément
l’exigence, à un certain moment, de s’expliquer sur l’horizon à atteindre et,
éventuellement, de se mettre - enfin - d’accord sur la marche à suivre."
L'horizon, c'est le Christ, mais
nous en avons des représentations différentes. C'est au Christ de nous attirer
à Lui comme Il nous l'a promis, quand Il serait élevé de terre; ce n'est pas à
chacun des membres du synode de dire: "Moi, je veux aller là" ou
"non, moi, je veux aller dans l'autre sens." Or la connotation de la
démarche synodale d'avancer au large du pastoral contre les étroitesses du
dogmatisme, c'est ce que j'appelle le progressisme qui voudrait
"élargir" (ou libérer) les hommes sans avoir discerné quelles étaient
leurs prisons intérieurs et sans avoir pris soin d'en ouvrir les portes. Étant
à noter que pour moi, le mot d'"élargissement" est l'un des plus
beaux mots de la langue française, je l'ai écrit dans mon "Apologie d'une
intériorité".
Je ne te crois
pas plus assuré de "la victoire du synodalisme"que je ne le suis, en
réalité, de celle du "conservatisme", sinon pour faire vivre l'Église
comme une contre-société, selon le voeu du cal Lustiger (encore lui !) à
la fin de sa vie. Je regrette que tu conditionnes le fait de rester dans
l'Église (c'est ce que tu m'as dit après la conférence) à la réussite du
synode. Ici, tu le nuances en parlant de "faire tourner la boutique"
de l'institution ecclésiale. Mais qu'est-ce que vous avez donc tous contre
l'institution ? Je n'ai jamais conçu l'Église comme une institution et
encore moins comme une boutique, même si les clercs ont souvent entre eux des
relations de boutiquiers. J'ai toujours aimé dans l'Eglise sa dimension
corporative portée, comme tu le dis, par la "communion des saints"
qui est le recto de la "télépathie générale", bien loin de
l'incommunicabilité entre le "moi" et l'autre, entre l'homme,
"tout parfait et solitaire", et ses semblables.
Je ne suis pas
anti-François. Je le reçois, non comme un "pape progressiste", mais
comme le pape qui m'est donné. Seulement j'ai cessé d'être l'enfant d'une
Eglise totalitaire qui devrait applaudir à toutes les inflexions des papes
depuis qu'avec la mort de Paul VI, s'est découverte à moi l'existence de la
papauté. Avant de te rejoindre pour ta conférence, j'avais joué un enterrement
avec un prêtre polonais dont j'aime beaucoup le travail d'écriture, très
original, en langue française. Il fait preuve de beaucoup d'humour dans la
profondeur. Je ne t'apprendrai pas que les prêtres diocésains français, qui
décidément n'aiment pas grand monde (et en ce sens, ils ne sont pas des
exemples de disciples du Christ), n'aiment pas les prêtres fidei donum en
général et les prêtres polonais en particulier. Je lui ai demandé ce qu'en tant
que Polonais, il pensait de Jean-Paul II. Devenant soudain sérieux, il m'a répondu:
"C'est un saint. Qu'ont fait les suivants ?" Benoît XVI n'a
jamais trouvé ses marques en dépit de l'intelligence qu'il a déployée à
catéchiser l'Église en la rendant plus traditionnelle, en contradiction avec
son passé de secrétaire d'un Père conciliaire qui n'aurait pas aimé entendre
dire que ses positions devaient se distinguer d'un "concile des
médias". Quant à François, je vois au moins deux hommes en lui : un pape
plein d'Evangile qui le commente à la mitraillette, tellement ce texte l'habite
et lui parle, et à côté de ça un pape qui dit au monde ce que le monde a envie
d'entendre tout en dénonçant la "mondanité spirituelle"; un pape qui
fait le jeu des grands de ce monde et des grands pouvoirs de la
"mondialisation heureuse" tout en rêvant d'une "Eglise de pauvres
pour les pauvres" où le Christ ne demanderait en somme plus rien à
personne en termes de combat spirituel, bien qu'il s'agisse de lutter contre le
diable même si l'enfer est vide. Je ne sais pas comment se résolvent ses
contradictions, sinon que je crois savoir qu'il est devenu prêtre par défaut.
François serait-il le pape par défaut d'une Eglise qui dépose le bilan? Ce pape
infaillible serait-il un syndic de faillite ?
Tant pis si c'est ma chute. »
Julien
(À suivre)
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