Le clacissisme français n'a pas engendré la modernité dans ce qu'elle a d'heureux. Au contraire, elle a concilié l'égalité et la rivalité dans l'écartèlement propre à saint Augustin, qui voulait mettre un signe "égal" entre les trois personnes de Dieu.
Les jansénistes furent parmi les promoteurs de la Révolution française et les infinies ramifications de "la Cité de Dieu" ne nous ont jamais appris à bâtir la fraternité sur le dépassement du fratricide. Le clacissisme français et l'idéalisme allemand sont sans postérité heureuse, même s'ils ont cru prophétiser que le bonheur était, grâce à eux, "une idée neuve en Europe".
Tout autre est le génie d'un Dostoïevski qui a exprimé pas mal d'idées modernes auxquelles on pourrait s'accrocher pour nous remettre à flot des Lumières qui nous ont fait tant de mal. -La Révolution française n'a-t-elle pas été le premier grand choc européen?-, Et la modernité profonde ne s'y est pas trompée, puisque Dostoïevski fut l'inspirateur le plus essentiel de la pensée de René Girard, qui, contre "l'avènement de l'esprit dans l'histoire" censé découler du progrès perpétuel de l'humanité, décrit bien le processus d'inhumanisation à l'oeuvre dans la coalition et l'agrégation mimétique, sans trouver le mode opératoire pour sortir du cercle vicieux.
Au passage, je lance une pierre dans mon jardin chrétien: pourquoi Jésus a-t-Il inventé de réunir Son peuple sur un mode agrégatif, l'adjectif "grégaire" étant celui par lequel se réunit le troupeau?
Voici quelques modernes leçons d'humanité glanées au livre X des "Frères Karamazov" (que je lis très lentement, comme toujours).
Mais d'abord une autre petite pierre dans le jardin de Dostoïevski (sinon ce ne serait plus moi):"Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer", ce propos rapporté par l'auteur vaut mieux que ce propos qu'on lui prête: "Si Dieu n'existe pas, tout est permis." L'existence de Dieu ne doit être rappportée à aucune espèce d'utilité. Dieu s'Il existe, n'existe pas pour le bien de l'homme. Qu'Il lui fasse du bien en sus d'exister et comme un rayon de son existence et est ce surcroît qu'on appelle la grâce. -La grâce est un sur-croix-.
"On peut ne pas croire en Dieu et aimer l’humanité.
Voltaire ne devait pas beaucoup croire en Dieu et il ne devait pas beaucoup aimer l’humanité.
"Ne soyez donc pas comme les autres. Quand bien même vous seriez le seul à ne pas être comme les autres, ne soyez pas comme les autres."
Car avec la comparaison, commence la rivalité et avec la rivalité tous les malheurs du monde, même s'il y a la bonne et la mauvaise mimèsis, la bonne et la mauvaise imitation: la bonne est celle qui nous apprend l'émotion comique ou tragique; la mauvaise est celle qui l'agrège dans la compétition, en profitant de la tendance de l'intelligence à se réjouir d'elle-même en se gonflant d'orgueil, fondement de la vanité et de ce qu'improprement, on appelle l'amour-propre, car si l'amour-propre est l'amour de soi ou une certaine autosatisfaction, c'est une bonne chose. Mais l'amour-propre est une "crapulerie", tranche dostoïevski, car il torture les autres.
Kolia, l'enfant vaniteux, déclare à propos de lui-même:"Nous sommes tous égoïstes. [J’ai] un amour-propre égoïste d’une crapulerie tyrannique dont je n’arrive jamais à me débarrasser, même si toute ma vie j’essaie de me refaire."
Aliocha: "Ne pensez pas à ça du tout."
Car si la vanité est une prétention dégradée résultant de la jouissance de l'intelligence de se réjouir en soi et de soi, au rebours de Dieu qui existe en étant "diffusif de soi", l'amour-propre est un orgueil dégradé qui recouvre avant tout la peur du ridicule:
"Et qu’est-ce que ça veut dire, ridicule ? Dieu sait toutes les occasions où l’homme peut être ou peut paraître ridicule. En plus, de nos jours, presque tous les gens doués ont une peur affreuse d’être ridicules et ça les rend malheureux. […] De nos jours, c’est presque tous les enfants qui commencent à souffrir de ça. C’est le diable qui s’est incarné dans cet amour-propre et qui s’est glissé dans toute la génération. Oui, réellement, le diable ! Et plus personne (en même temps) n’éprouve le besoin de se juger."
UN ami me disait récemment avoir entendu que le péché "ridiculise" l'homme. Ridicule nécessaire s'il est dépassé en un décentrement de la focale de soi sur Dieu. De même, un prêtre à qui j'ai une dette d'avoir dit cela prêcha un jour ainsi : "Si jamais vous vous en voulez de quelque chose, quoi que ce soit, sachez que ce n'est pas à vous de vous juger. Dieu discernera peut-être une raison miséricordieuse à votre mauvaise action, mais ce n'est même pas cela qui compte: Dieu est en capacité de vous juger, pas vous, pas maintenant."
La vanité, l'amour-propre n'est pas une déchéance de l'amour de soi. Ce n'est pas un tort qu'on se fait à soi-même. Comme orgueil dégradé, ce n'est même pas une offense hiérarchique qu'on fait au Dieu créateur qui ne nous jalouse pas notre rang d'inférieur, mais veut nous égaler à Lui. Non, l'amour-propre est une offense contre la fraternité et ce n'est pas saint Augustin, ce plus intelligent des Pères latins, ce n'est pas le Français du Grand siècle ni l'idéalisme allemand qui nous l'apprend, mais c'est un auteur russe, issu de la religion pneumatique pour laquelle l'enfer n'est probablement pas vide, mais pas non plus éternel, c'est un Russe qui nous l'apprend, cherchez l'erreur!
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