dimanche 3 février 2013
Ramachambran et "le mystère du cerveau humain"
Article très intéressant, pour la thèse qu'il expose, la critique l'est moins, tout comme ma réponse à suivre, mais "l'exubérance théorique" de ce chercheur est stupéfiante.
Le mystère du cerveau humain
Membres fantômes, vision aveugle, autisme… Les lésions du cerveau en
révèlent le fonctionnement. Pour Vilayamur Ramachandran, l’anatomie permet
ou permettra d’expliquer ce qui nous fait hommes : le langage, la conscience
de soi, la créativité, la culture, et jusqu’au sens esthétique. Mais à trop
vouloir démontrer…
Le Livre
Le cerveau révélateur
par Vilayamur Ramachandran
Étudier le cerveau est-il un bon moyen de comprendre l’esprit ? La
psychologie est-elle à l’anatomie du cerveau ce que la physiologie est à
l’anatomie du corps ? La marche, la respiration, la digestion, la
reproduction sont en effet étroitement liées à des organes distincts ; il
serait mal avisé d’étudier ces fonctions indépendamment de l’anatomie. Pour
comprendre la marche, il faut regarder ce que font les jambes. Pour
comprendre la pensée, faut-il, de même, regarder les parties du cerveau
impliquées ?
V. S. Ramachandran, directeur du Centre du cerveau et de la cognition de
l’université de Californie, à San Diego, répond oui sans hésiter. Son
travail consiste à scruter la morphologie du cerveau pour tenter de saisir
les processus de l’esprit. Il reprend ainsi à son compte la formule de Freud
« l’anatomie, c’est le destin », à ceci près qu’il a en tête la morphologie
du cerveau, pas celle du reste du corps.
On perçoit d’emblée la difficulté de cette approche : la relation est loin
d’être en l’espèce aussi claire que pour le corps. On ne peut se contenter
d’observer ce qui fait quoi. Bien que dépourvu d’os et formé de tissus
relativement homogènes, le cerveau a bien une anatomie. Mais comment se
projette-t-elle dans les fonctions psychiques ? Existe-t-il des aires
dédiées à des facultés mentales spécifiques ou bien le lien est-il plus
diffus, de nature « holistique » ?
Le consensus actuel décrit une forte spécialisation de l’anatomie cérébrale
– jusqu’à la perception fine de la couleur, de la forme, du mouvement –,
mais aussi une marge de plasticité. La façon dont un neurologue comme
Ramachandran explore le lien entre le morphologique et le psychologique
consiste surtout à examiner des cas pathologiques : des patients ayant des
lésions dues à une attaque, un traumatisme, une anomalie génétique, etc. Si
la lésion d’une aire A entraîne la perte de la fonction F, alors A est (ou
est probablement) la base anatomique de F. La méthode consiste à chercher à
saisir le fonctionnement normal de l’esprit en examinant le cerveau
anormal (1). Comme si nous nous efforcions de comprendre un système
politique en analysant la corruption et l’incompétence – une façon de faire
un peu oblique, peut-être, mais pas inconcevable. La méthode se juge au
résultat.
Ramachandran aborde un nombre considérable de syndromes et de problématiques
dans son livre. L’écriture est généralement limpide, pleine de charme ; le
texte est dense, mais avec ce qu’il faut d’humour pour alléger les exposés
théoriques. Chercheur inventif et infatigable, Ramachandran est une figure
de premier plan dans sa discipline. Dans le genre, c’est le meilleur livre
que j’ai lu, pour sa rigueur scientifique, son intérêt et sa clarté – même
si certains passages seront jugés ardus par un non initié.
Il commence par le membre fantôme, la sensation qu’un membre amputé ou
manquant reste attaché au corps. Sans égard pour la victime, il peut choisir
de se mettre dans une position douloureuse. Le médecin touche le patient en
différents endroits, déclenchant des réactions normales ; puis il touche son
visage, éveille des sensations dans sa main fantôme, et peut retrouver la
carte complète de ce membre absent sur le visage. Pourquoi ? Parce que, dans
la strate du cortex appelée gyrus postcentral, les aires qui gèrent les
influx nerveux en provenance de la main et du visage sont mitoyennes. Si
celle-ci est amputée, une sorte d’activation croisée se produit et les
signaux venus du visage envahissent l’aire destinée à cartographier la main.
L’illusion de Capgras
Où l’on voit un accident de l’anatomie se refléter dans une association de
nature psychologique ; si l’aire de la main dans le cerveau avait été proche
de celle du pied, chatouiller le pied aurait pu provoquer une démangeaison
de la main fantôme. Chez un autre patient, l’amputation d’un pied lui fait
ressentir dans son pied fantôme des sensations propres à son pénis – jusqu’à
l’orgasme. Ramachandran a mis au point une méthode permettant aux patients
de bouger leur bras fantôme paralysé. Un miroir donne la sensation de voir
le membre absent en reflétant l’autre bras. Le cerveau croit que le bras est
toujours là et permet au patient d’en reprendre le contrôle. Le miroir
permet même parfois au patient d’amputer son membre fantôme, et de ne plus
souffrir de l’illusion de le posséder.
Le chapitre sur la vue aborde des sujets comme la vision aveugle (2) ou
l’illusion de Capgras, dans laquelle un ami ou un proche est perçu comme un
imposteur. Dans la première pathologie, un patient apparemment aveugle peut
avoir une perception visuelle exacte, preuve que l’information continue de
parvenir quelque part dans le cerveau abîmé. Pour Ramachandran, cela montre
que la vision dépend de deux trajets nerveux, qui fonctionnent
indépendamment. Le « nouveau » (du point de vue de l’histoire de
l’évolution) trajet, qui passe par les yeux, est détruit, et avec lui la
conscience de voir, mais le « vieil » itinéraire est intact et transmet
inconsciemment l’information. Le patient se considère aveugle, mais continue
d’enregistrer des données optiques. L’anatomie de la vision comporte une
surprenante dualité dont la plupart d’entre nous ne sommes jamais
conscients.
Dans le rare syndrome de Capgras, la personne se convainc qu’un proche est
un imposteur ; que sa propre mère, par exemple, est en réalité une jumelle
qui a pris sa place. Le patient n’a pas de problème de vue, il perçoit
parfaitement sa mère mais est persuadé que ce n’est pas elle. Ramachandran
explique cette curiosité par l’absence de connexion nerveuse entre la partie
du cerveau qui reconnaît les visages et les noyaux amygdaliens, qui traitent
la réponse émotionnelle (3). Comme la personne perçue ne déclenche pas de
réaction affective, elle ne peut être la vraie mère, et le cerveau fabrique
l’idée que c’est un imposteur. L’explication du syndrome est donc anatomique
et non psychologique.
Nous passons ensuite au phénomène de la synesthésie, dont Ramachandran
apporte d’abord la preuve qu’il est bien réel. Dans cette pathologie,
stimuler un type de perception en stimule un autre : un son, par exemple, ou
même un nombre, fait apparaître une couleur. Il montre que les chiffres se
regroupent en fonction de la couleur que chacun d’eux évoque. Comment
expliquer le phénomène ? C’est à nouveau affaire de proximité anatomique. Un
important centre de traitement des couleurs, V4, situé dans les lobes
temporaux, jouxte une aire dédiée au traitement des nombres. La synesthésie
naît donc d’un croisement inhabituel entre les neurones des deux aires. On
peut même s’étonner que ce type de phénomène ne se produise pas plus souvent
ici ou là dans le cerveau, car un potentiel électrique pourrait aisément
passer d’une aire à une autre s’il n’existait quelque frein.
De manière plus spéculative, Ramachandran réfléchit au lien entre la
synesthésie et créativité. Il conjecture que la métaphore est peut-être le
fondement de la créativité. De fait, la synesthésie est fréquente chez les
artistes. Nabokov se souvient qu’enfant il associait le chiffre 5 à la
couleur rouge. Dans une phrase bien représentative de son style,
Ramachandran écrit : « La meilleure façon de penser la synesthésie est d’y
voir un exemple d’interactions transmodales subpathologiques pouvant être
une signature ou un marqueur de la créativité. »
Cela le conduit à faire l’hypothèse que le mécanisme fondamental de la
synesthésie pourrait exister chez les non-synesthètes, en raison de ce qu’il
appelle l’« abstraction transmodale ». Si on présente à un groupe de
personnes deux formes, l’une arrondie et l’autre avec des arêtes, et si on
leur demande laquelle s’appelle « bouba » et laquelle « kiki », la majorité
donne le nom « bouba » à la forme arrondie et le nom « kiki » à la figure
comportant des arêtes. Comme si une relation abstraite unissait ce qu’on
voit à ce qu’on entend. Ramachandran suggère que c’est dû au mouvement de la
langue, qui s’arrondit pour faire « bouba ». Cet « effet bouba-kiki »
contribue, pense-t-il, à expliquer l’évolution du langage, des métaphores et
de la pensée abstraite.
Dans un chapitre hardiment intitulé « Les neurones qui ont modelé la
civilisation », il attribue une remarquable puissance créatrice aux fameux «
neurones miroirs » : découverts dans les années 1990, ils génèrent le
mécanisme de l’imitation, en raison de leur faculté d’être excités par
l’effet de la sympathie et donc d’affecter la conscience, quand on voit
quelqu’un faire quelque chose. Certains sont stimulés aussi bien quand on
observe une action chez autrui et quand on effectue soi-même cette action.
Ce phénomène est censé montrer que le cerveau produit automatiquement une
représentation du « point de vue » de l’autre : par le biais des neurones
miroirs, il engendre une simulation interne de l’action projetée par
l’autre (4).
Constatant que notre espèce est particulièrement douée pour l’imitation,
Ramachandran suggère que les neurones miroirs nous permettent d’absorber la
culture des générations précédentes : « La culture est faite de gigantesques
assemblages de savoir-faire et de connaissances complexes qui sont transmis
d’un individu à l’autre par deux principaux moyens, le langage et
l’imitation. Nous ne serions rien sans notre savante faculté d’imiter
autrui. » Les neurones miroirs agissent comme les mouvements de sympathie
qui se produisent quand on voit quelqu’un effectuer une tâche difficile –
ainsi le bras se balance légèrement quand on voit un joueur frapper la balle
avec une batte. Pour Ramachandran, cette activité neuronale spécifique est
la clé pour comprendre le progrès de la culture. En rendant possible la
prononciation de sons par imitation, les neurones miroirs ont permis
l’évolution du langage. Selon lui, nous avons besoin de mécanismes
inhibiteurs pour garder le contrôle de nos neurones miroirs, faute de quoi
nous serions en danger de faire tout ce que nous voyons faire et de perdre
tout sens de notre identité. De fait, l’hyperactivité de nos neurones
miroirs fait que nous sommes sans cesse, à un niveau inconscient, en train
de nous approprier l’identité d’autrui. Ramachandran voit un lien entre
l’effet bouba-kiki et les neurones miroirs, car les deux impliquent
l’exploitation d’une cartographie abstraite – en croisant les modalités
sensorielles dans le premier cas, en passant de la perception à l’activité
motrice dans le second.
Les origines du langage
Ramachandran voit dans l’autisme une défaillance du système des neurones
miroirs : la difficulté à jouer, à converser et l’absence d’empathie
caractéristiques de cette maladie viennent, soutient-il, d’une déficience
cérébrale dans la réaction à autrui. L’enfant autiste ne peut pas adopter le
point de vue de l’autre, il ne parvient pas à bien faire la distinction
entre soi et l’autre, précisément ce que les neurones miroirs rendent
possible. Ramachandran voit une confirmation de sa théorie dans l’absence
d’« inhibition des ondes mu (5) ». Chez les personnes normales, les ondes
cérébrales dites « mu » sont inhibées chaque fois que la personne fait un
mouvement volontaire ou observe une autre personne faire le même mouvement.
Chez les autistes, l’inhibition se produit seulement lors du geste
volontaire, pas quand le malade observe quelqu’un d’autre. La signature
cérébrale de l’empathie est donc absente chez l’autiste. La pathologie
résulte donc d’un dysfonctionnement anatomiquement identifiable – des
neurones miroirs inactifs.
Ramachandran fait aussi l’hypothèse que les particularités affectives des
autistes pourraient être causées par une perturbation du lien entre les
cortex sensoriels, d’une part, et les noyaux amygdaliens et le système
limbique, impliqués dans les émotions, d’autre part. Les voies neuronales
entre les deux seraient bloquées ou modifiées, déréglant le schéma habituel
de réactivité émotionnelle aux stimuli. Des stimuli que l’œil humain juge
d’ordinaire sans intérêt se chargeraient d’affectivité. Là encore,
l’anatomie est reine, pas la psychologie (et l’autisme n’a rien à voir avec
le comportement des parents ou un conflit freudien).
Que nous dit la structure du cerveau à propos du langage ? Ramachandran
évoque l’aire de Broca, responsable de la syntaxe, celle de Wernicke,
responsable de la sémantique, différents types d’aphasie, la question de
savoir si nous sommes la seule espèce dotée d’un langage, l’opposition entre
nature et culture et la relation entre langage et pensée. Après quoi il se
penche sur l’épineux problème des origines : comment le langage a-t-il
évolué ? Il a la réponse, pour le moins osée : c’est bouba-kiki ! Pour
comprendre comment un lexique a pu surgir du néant, l’abstraction
transmodale est la clé. L’expérience bouba-kiki « montre clairement qu’il
existe une correspondance intrinsèque, non arbitraire, entre la forme
visuelle d’un objet et le son (ou du moins le type de son) qui peut lui
servir de “partenaire”. Ce biais préexistant peut être tout à fait réel. Il
a pu être très modeste au début, mais cela a suffi pour permettre au
processus de s’enclencher ».
Selon ce point de vue, les premiers mots se sont fondés sur une similitude
abstraite entre un objet visuellement perçu et un son produit
intentionnellement – nous nommons les choses à l’aide de sons qui
ressemblent à ce qu’ils désignent, abstraitement parlant. Ramachandran
introduit le terme « synkinésie » pour désigner des ressemblances théoriques
entre différents types de mouvement : couper avec des ciseaux et fermer les
mâchoires, par exemple. L’idée est que la parole exploite des similitudes
non seulement entre sons et objets mais aussi entre des mouvements de la
bouche et d’autres mouvements du corps. Le geste de la main signifiant «
viens ici », la paume vers le ciel et les doigts incurvés vers soi, serait
lié aux mouvements de la langue au moment où le mot « ici » est prononcé.
Telle serait l’origine du vocabulaire.
Ramachandran suggère de rechercher l’origine de la syntaxe dans l’usage des
outils, en particulier dans « la technique du sous-assemblage qui sert à
leur fabrication », par exemple fixer une tête de hache à un manche en bois.
Cette structure physique composite est comparée à la composition syntaxique
d’une phrase. Ainsi, l’usage des outils, bouba-kiki, la synkinésie et la
pensée, tout cela se combine pour rendre le langage possible – sans oublier
les neurones miroirs, omniprésents. Tout comme l’audition fine est née du
masticage dans la structure de la mâchoire reptilienne, des os sélectionnés
par l’évolution pour mordre ayant été récupérés par l’oreille (les
évolutionnistes parlent d’« exaption »), le langage humain est né de
structures et de facultés prélinguistiques, il
s’est construit sur des traits sélectionnés par l’évolution pour d’autres
raisons. Le saut vers le langage n’a donc pas été abrupt, il est le résultat
d’une longue médiation.
Non content d’expliquer l’origine du langage, Ramachandran s’attaque à
l’évolution du sens esthétique (6). Il aspire à une science de l’art.
Énonçant neuf « universaux artistiques », il avance ce qu’il admet être une
conception « réductionniste » du phénomène, cherchant à établir les lois
cérébrales de la réaction esthétique. Le paon, l’abeille ou l’oiseau
jardinier est doté d’une réaction esthétique rudimentaire, et nous ne sommes
pas si différents, suggère-t-il. Nous aimons reconnaître une forme dans le
désordre, des associations de couleurs, par exemple, et sommes sensibles aux
représentations exagérées de la réalité, comme les caricatures ou les images
non réalistes des artistes, comme la Vénus paléolithique de Willendorf (7).
Ces penchants résultent de notre lointain passé dans les arbres : il nous
fallait distinguer les lions à travers les feuilles. Notre goût pour l’art
abstrait se compare à l’attirance des mouettes pour tout ce qui présente un
gros point rouge, due au fait que toute maman mouette en a un sur le bec. «
Je suggère que c’est exactement ce que font les amateurs d’art quand ils
regardent ou achètent une œuvre abstraite : ils se comportent comme les
bébés mouettes. »
À travers cette réflexion allègrement réductrice, Ramachandran ne distingue
pas entre le caractère excitant d’un stimulus et sa valeur proprement
esthétique ; il considère comme équivalents le pouvoir émotionnel et la
qualité esthétique, du moins à un niveau primitif. « Il pourrait s’avérer
que ces distinctions ne soient pas aussi étanches qu’elles le paraissent ;
qui nierait qu’éros est vital dans l’art ? Ou que l’esprit créateur d’un
artiste tire souvent son inspiration d’une muse ? » En d’autres termes, il
ne voit pas de différence notoire entre la qualité esthétique d’une œuvre et
sa capacité à capter l’attention – tout est affaire de gros points rouges et
de fesses généreuses (il évoque les sculptures de la déesse indienne
Parvati). Les distinctions entre un Titien et un Picasso sont hors champ.
« Syndrome du téléphone »
Il termine sur un chapitre encore plus spéculatif sur le cerveau et la
conscience de soi. Il nous informe de maux étranges, comme le « syndrome du
téléphone », dans lequel un homme ne peut reconnaître son père qu’en lui
parlant au téléphone. Dans le « syndrome de Cotard », la personne croit
qu’elle est morte. Ramachandran nous parle d’individus obsessionnels qui
veulent se faire amputer un membre valide (c’est l’« apotemnophilie »). Dans
le « syndrome de Fregoli », les autres paraissent n’être qu’une seule et
même personne. Dans le « syndrome de la main étrangère », votre propre
membre agit contre votre volonté. Ces curiosités sont censées mettre en
lumière l’unité du moi, la conscience de soi et même la conscience
elle-même. Ramachandran affirme que le syndrome de la main étrangère « met
en évidence le rôle important du cortex cingulaire antérieur dans le libre
exercice de la volonté ; un problème philosophique se voit transformé en un
problème neurologique ». Le cortex cingulaire antérieur, observe-t-il, est
un anneau de tissu cortical en forme de C qui « s’allume » dans de
nombreuses – presque trop nombreuses – études sur le fonctionnement du
cerveau.
Que tirer de tout cela ? Ces cas bizarres sont fascinants et nous apprenons
beaucoup sur la complexité de la machinerie neuronale qui sous-tend notre
quotidien. Il me paraît aussi parfaitement légitime de formuler des
hypothèses hardies, même si elles paraissent tirées par les cheveux. Comme
le remarque souvent Ramachandran, la science se nourrit de conjectures
risquées. Mais, par moments, l’impression d’exubérance théorique domine et
le réductionnisme neuronal à tous crins devient fracassant. C’est le cas à
mesure que croît l’ambition du livre. Ramachandran tempère souvent ses
affirmations les plus extrêmes en assurant ne nous raconter qu’une partie de
l’histoire, mais il se laisse clairement emporter, ici ou là, par son
enthousiasme neuronal.
Par exemple, les neurones miroirs sont une découverte intéressante, mais
suffisent-ils à expliquer l’empathie et l’imitation (8) ? C’est bien
improbable. Un imitateur professionnel a-t-il plus de neurones miroirs – ou
de plus actifs – que vous et moi ? Que faire de la faculté d’analyser
l’action d’un autre, et pas seulement de la copier ? D’où vient la souplesse
dans la profondeur de l’imitation ? Par ailleurs, le phénomène peut prendre
des formes bien différentes, avec divers degrés de sophistication. On ne
saurait comparer un mime expérimenté et le bébé qui tire la langue pour
singer sa mère.
La discussion sur l’art semble relever d’un tout autre sujet : qu’est-ce qui
éveille l’attention humaine ? Quelle est la place de l’abstraction dans
l’histoire de la peinture ? C’est tout de même plus qu’une affaire de
mouettes et de points rouges. Dans le cas du langage, on voit mal comment
l’effet bouba-kiki pourrait expliquer des mots qui n’ont rien en commun avec
ce qu’ils désignent – ce qui est vrai de la grande majorité d’entre eux. Et
comment l’activité des neurones peut-elle rendre compte de l’expérience
consciente ? [Lire encadré]
Ramachandran ne voit aucune limite au réductionnisme neuronal, mais il
glisse sur un immense sujet : la relation entre le corps et l’esprit. Il
suggère qu’en identifiant la partie du cerveau impliquée dans la décision
volontaire, nous transformons un problème philosophique en un problème
neurologique. Mais cette thèse ne peut être formulée que par quelqu’un qui
ignore le problème philosophique dont il s’agit : pour aller vite, celui de
savoir si le déterminisme exclut conceptuellement la liberté de la volonté.
II est impossible de répondre à une telle question en étudiant telle ou
telle lésion du cerveau. Apprendre des choses sur les zones impliquées dans
la volonté ne nous dit pas comment analyser le concept de liberté ni s’il
est possible d’être libre dans un monde déterministe. Ce sont là des
problèmes conceptuels, pas des questions sur la forme de la machinerie
neuronale qui sous-tend le choix.
Une autre thématique présente dans le livre me paraît trop légèrement
traitée. Le sous-titre est « Un neuroscientifique à la recherche de ce qui
nous rend humains ». Ramachandran se demande avec insistance ce qui fait de
l’homme un être « unique », « spécial ». Mais la question est confuse. Si le
mot « humain » désigne seulement l’espèce biologique à laquelle nous
appartenons, la réponse est dans notre ADN – de la même façon que l’ADN du
tigre fait le tigre. L’identité de l’espèce est affaire de génétique. Si
nous nous demandons ce qui fait le caractère unique de l’homme, le problème
aussi est mal posé. Chaque espèce est unique. Le tigre est aussi uniquement
tigre que l’humain est humain.
Ramachandran se rapproche de la question qu’il a en tête quand il parle de
notre caractère « merveilleusement unique ». Là, il demande ce qui nous rend
supérieurs aux autres espèces. Cela suscite chez moi trois commentaires.
D’abord, il se risque à un anthropocentrisme pernicieux : d’autres espèces
ne nous sont-elles pas supérieures à certains égards (la vitesse, l’agilité,
le soin aux petits, la fidélité, le pacifisme, la beauté) ? Que nos talents
de mathématiciens nous soient propres ne confère pas à ce trait une valeur
transcendante. Il nous faudrait lire un plaidoyer justifiant le fait que ce
qui nous est propre a de ce fait même une valeur unique. À la fin, la notion
de supériorité d’une espèce a-t-elle un sens ?
Ensuite, Ramachandran nous sert une vision embellie de l’espèce humaine.
Notre face sombre n’entre pas dans ses calculs. Que dire de notre capacité à
être violents, dominateurs, conformistes (encore ces neurones miroirs !),
trompeurs, maladroits, dépressifs, cruels, etc. ? Quel est le fondement
neuronal de ces caractéristiques ? À moins qu’ils n’échappent de quelque
manière à notre câblage cérébral ? Le cerveau humain n’est-il pas aussi un
cerveau inférieur ?
Enfin, tout ce discours sur le merveilleux et le supérieur n’a rien de
scientifique. C’est un discours normatif, qui ne se prête pas à une
vérification scientifique. Quand il demande ce qui fait de nous un être
spécial, Ramachandran ne procède pas là en scientifique. Il formule des
jugements de valeur sur lesquels son expertise est sans incidence. Pourquoi
pas ? Mais, alors, il lui faudrait le reconnaître et défendre sa position.
Pourquoi la neurologie fascine-t-elle à ce point, plus que la physiologie du
corps ? Parce que, je crois, nous sentons que le cerveau est en un sens
fondamentalement étranger aux opérations de l’esprit – tandis que nous ne
sentons rien d’étranger dans les relations entre les organes et le corps.
C’est précisément parce que nous ne nous sommes pas réductibles à notre
cerveau qu’il est saisissant de découvrir à quel point notre esprit dépend
intimement de lui. Voir que notre âme est liée à la matière, c’est comme
découvrir que les chiens font des chats. Cette dépendance de fait nous donne
un frisson de vertige : comment l’esprit humain, la conscience, le soi, la
liberté, l’émotion et le reste peuvent-ils dépendre d’un vilain assemblage
bulbeux de matière spongieuse ? Qu’est-ce que l’excitation d’un neurone peut
avoir à faire avec moi ?
La neurologie nous passionne à proportion de son étrangeté. Elle offre le
même pouvoir de fascination qu’une histoire d’épouvante : le Jekyll-esprit
enchaîné à vie au Hyde-cerveau. Tous ces noms au latin exotique qui
désignent les aires cérébrales font écho à l’étrangeté et à l’inconfort de
notre condition d’êtres conscients dépendants de cet organe : le langage du
cerveau n’est pas celui de l’esprit et nous n’avons qu’un fragile manuel de
traduction pour établir le lien entre les deux. Il y a quelque chose
d’étrange et de dérangeant dans la manière dont le cerveau se mêle de
l’esprit, comme si celui-ci avait été infiltré par une forme de vie
étrangère. Cette fusion ne cesse de nous stupéfier. Aussi la neurologie
n’est-elle jamais ennuyeuse. Cela reste vrai, en dépit du fait que cette
science n’a guère dépassé le stade de la description la plus élémentaire.
Cet article est paru dans la New York Review of Books le 24 mars 2011. Il a
été traduit par Thomas Fourquet.
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