Cher Philippe,
Un regret pour commencer: c'est le prisme un peu "CNews" à travers lequel vous appréhendez le parcours et la personnalité d'Emanuel Leclercq: vous l'assignez à résidence en parlant de ses "origines préoccupantes" et vous insistez sur le fait qu'il aurait pu "mal tourner" alors que non, puisqu'il est un héritier décalé à la Moïse, sauvé, non pas des eaux, mais des détritus tel un diamant dans la boue, non par la fille de Pharaon, mais par "mère Teresa en personne" et confié à des parents adoptifs qui vont jouer à plein leur rôle en s'oubliant pour se mettre au service de son histoire et de celle de ses frères et soeurs.
Ëtre sauvé après un trauma originel apporte en dépôt un trésor inestimable. C'est une rédemption d'avant les échecs personnels qui garantit mieux que la rédemption d'après coup qu'est en partie la rédemption chrétienne, qui cautionne le baptisé, mais dans la nuit.
On a beaucoup reproché à mère Teresa (et je n'ai pas été le dernier à le faire) sa charité aux extrêmes: le mourant, l'enfant des poubelles d'un côté et ses liens avec des riches de l'autre, pour faire avancer ses causes. Mais le peuple indien lui sait gré de ses actions, c'est un premier indice de la fécondité de son apostolat. Elle les a menées dans le doute sur le sens de ces actions, dans la nuit de la foi, second mérite. Et puis j'ai le témoignage d'un ami qui allait régulièrement déjeuner à Paris chez les soeurs de mère Teresa rue de la Folie-Méricourt et qui me répétait très souvent combien leur accueil était réellement inconditionnel. Un indice faible est qu'elles ne privaient pas de vin les indigents. Chacun se servait à la fortune du pot et la régulation se faisait naturellement, par et dans la confiance.
J'ai écrit plus haut qu'Emmanuel Leclercq était un héritier décalé. Je m'explique sur cette formule qui ne se veut pas offensante. Tout d'abord, il doit apprivoiser un décalage. On le lui fait ressentir à plusieurs reprises au cours de sa vie à travers son professeur principal qui veut faire de lui un groom d'hôtel, puis à travers son directeur de thèse qui le lâche, puis ses référents de séminaire qui font de même. Ëtre sauvé a priori pour être lâché ensuite, dans sa descente aux enfers, il a dû se dire: "tout ça pour ça".
Une explication qu'il vous donne me parle en particulier: au séminaire, ses maîtres de théologie lui disent que la théologie n'est pas l'art de se poser des questions, mais de recevoir la Parole de dieu. Il ne fait pas bon être "l'enfant des pourquois" en théologie, mais la femme réceptacle, autre infantilisation de la figure féminine, infantilisation à la sainte Thérèse de Lisieux où l'enfant n'est pas le rebelle espiègle qui n'en fait qu'à sa tête, mais celui qui se précipite dans les bras de son père. La théologie pose plus de questions qu'elle n'apporte de réponses, encore faut-il qu'elle veuille se les poser.
Emmanuel Leclercq doit apprivoiser un décalage et c'est un héritier décalé, parce que l'adoption propose un héritage indirect et que, pour assumer cet héritage, il faut lui concilier son décalage. L'héritage est réel, même au sens que Pierre Bourdieu donne à ce terme. Il provient de la bonne volonté des parents qui ont fait le choix de transcender une stérilité apparente par une fécondité qui est un sport de combat. Mais comment faire entrer sa propre histoire dans cette bonne volonté parentale et faire de tout ce capital, actif et passif, un exercice de gratitude? C'est tout le défi qu'a relevé Emmanuel Leclercq et aussi celui que lui ont lancé oblativement ses parents adoptifs: "Considère chaque épreuve comme une preuve, tu dois faire tes preuves, tu es capable de faire quelque chose, donc tu dois réussir". Mais "pour réussir il faut t'épanouir, merci d'exister, il faut travailler bien qu'il n'y ait rien à faire (adage ésotérique), il faut se connaître et s'apprécier dans sa plus grande qualité (définition de la connaissance de soi dans l'acceptation donnée et trouvée par mon meilleur ami.)
Ce double message est l'aporie d'Emmanuel Leclercq. C'est l'aporie du décalage, c'est l'aporie du handicap, à laquelle je m'oppose à titre personnel: la personne décalée ou handicapée n'est pas corvéable à merci à l'enfer de la preuve. Son combat le plus difficile est de faire accepter son décalage.
Emmanuel Leclercq n'a pas résolu cette aporie, mais on n'est pas forcément en mesure de résoudre toutes ses contradictions. C'est pourquoi il veut, c'est tout à son honneur, "démocratiser la philosophie" à la manière d'un Michel Onfray dans ce qui était son Université populaire fondée après le "séisme politique" de 2002. Pour lors il démocratise l'éthique, il cherche une "sagesse pratique" avec Paul Ricoeur, il décline les applications de la prudence dans le soin et dans d'autres domaines.
L'éthique est une épreuve nécessaire, mais c'est une épreuve dans la preuve. Je souhaite à Emmanuel Leclercq de comprendre qu'il a été trop éprouvé pour avoir encore quelque chose à prouver, pour avoir encore à faire ses preuves. Il n'a pas de dette à payer ni de reconnaissance de dette à honorer. Il a reçu gratuitement, il peut donner gratuitement. Abandonné, puis sauvé à l'origine, il peut se donner par surcroît s'il veut, s'il est assez fort. En attendant et quoi qu'il choisisse, merci à lui d'exister.
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