Je
viens d’achever la lecture du dictionnaire
des idées reçues de Flaubert. L’envie m’en a pris après que j’ai hasardé
sur « le blog de Bilger », comme dirait Patrice Charoulet, que Flaubert
ne se prononçait pas tant sur la recevabilité de ces idées ni n’incitait à
toute force à démanteler ces préjugés, qu’il ne notait tout simplement que ces
idées étaient reçues. Apparemment, Flaubert entendait dresser le catalogue des « Clichés de la société française »
qu’il appelait aussi les « opinions chics ». C’est dire que Flaubert
se faisait une idée du chic qui allait au rebours de ce que nous entendons
aujourd’hui par le snobisme, puisqu’il semble bien que les opinions chics
exposées par Flaubert recensent celles de la majorité un peu cultivée et
bourgeoise de son temps, alors qu’aujourd’hui, le snobisme désigne l’avant-garde,
et dessine les contreforts de cette noblesse « sine nobilitate » qui se
croit en avance sur son temps parce qu’elle énonce et voudrait bien conjuguer
des opinions paradoxales et transgressives. Or les opinions recueillies par
Flaubert semblent tellement lui appartenir, pour certaines, qu’elles pourraient dessiner le portrait
moral de ce voltairien qui se vautre,
comme Rimbaud, dans certaines notations grossières comme celles sur l’odeur des
pieds, mais refuse de sentir le soufre
comme « l’homme aux semelles de vent », refuse d’être « absolument
moderne » et semble se réfugier dans l’hygiène et dans la santé parce qu’il
l’a fragile,parce qu’il est frère de médecin, parce qu’il se prend pour l’idiot
de la famille ?
Flaubert le pourfendeur est l’un des précurseurs du
dictionnaire amoureux. L’apologie de ses petites médiocrités personnelles perce
sous le dictionnaire impersonnel. Il est le précurseur de l’abécédaire et de la
pensée classée. Paradoxe de l’un des plus grands prosateurs de la langue
française, dont on ne cesse de parler du gueuloir, qui nous a présenté dans Madame Bovary parmi les plus beaux
chefs-d’œuvre de la narration, mais qui est doté d’un caractère de nihiliste à
alcoolfort, tellement qu’il collige travers et hérésies, dont il fera trois
prototypes du « roman sur rien » qu’il rêvait d’écrire, avec la tentation de saint-Antoine, Bouvard et Pécuchet, et ce dictionnaire
des idées reçues avant tout par lui-même, qui n’est pas tout à faitMonsieur Homais
parce qu’il ne se prend pas au sérieux comme le pharmacien, mais qui a quand
même, lui qui éprouve de l’aversion à ce que l’on tonne contre les forts en
thème, un scientisme et un voltairianisme
à dégoûter Baudelaire, sans parler de son amitié pour George Sand. « On
s’ennuie en France parce que tout le monde y ressemble à Voltaire »,
écrivait l’auteur de fusées. « La
dame Sand est le prud’homme de l’immoralité. […] Elle a le fameux style
coulant, cher aux bourgeois. Elle est
bête, elle est lourde, elle est bavarde. Voir la préface de Mademoiselle La Quintinie, où elle prétend que les vrais chrétiens ne croient pas à l’enfer. Elle a de bonnes raisons pour vouloir supprimer l’enfer. »
Flaubert ne le supprime pas. Deux de ses trois livres
nihilistes, les idées et la tentation, sont inachevés, comme
si la mort avait aggravé l’achèvement nihiliste et la disparition du bourgeois
de Croisset dans le refus du déclassement et l’absence de radicalité, car
Flaubert n’est pas Sénécal. Il connaît l’enfer du cynisme et du paradoxe,
celui-ci ne consistant pas tant à professer une opinion provocatrice, différente
et contradictoire, qu’à endosser dans son corps la pensée qui répugne à son
esprit : le cynisme est d’abord intérieur. L’intelligence de Flaubert répugne
à tant d’idées graveleuses, conservatrices et grasses, qui sont pourtant les
siennes et qu’il serait inutile de déraciner, car colliger les idées reçues n’est
pas dénoncer la doxa.
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