Justice au Singulier: Une première : j'approuve Eva Joly...
La France vit sur le mythe de la séparation des pouvoirs. Or la séparation des pouvoirs ne résiste pas à l'épreuve des faits. Eva Joly, Laurence Vichniewsky, Georges Fenech ou les défunts Thierry Jean-Pierre et Éric Halphen et j'en oublie, se sont mêlés de poursuivre les politiques, puis se sont engagés en politique. Ils ont franchi le Rubicond parce que la frontière était trop poreuse. De même que dans l'énumération que vous faites des politiques qui n'ont pas mis les juges en cause et dont je crois que Jean-François Copé doit être excepté, ceux qui n'ont jamais critiqué les juges sont ceux qui n'ont jamais été inquiétés par la justice ou "n'ont jamais eu maille à partir" avec elle.
Vous faites front sur le populisme antijudiciaire. Le populisme va du "tous pourris" avec "haro sur les cols blancs!" quand il s'agit des politiques, à "toute la justice est gangrenée", surtout quand elle s'en prend à mon candidat préféré. Le populisme judiciaire est dangereux, car il poursuit le rêve d'une "République irréprochable", comme si la corruption ne blessait pas la nature humaine et que, plus on est proche de la caisse, plus non seulement on a la tentation d'y mettre la main, mais les mêmes qui vous en voudraient d'en tirer un enrichissement personnel vous pressent de leur rendre service. Le populisme antijudiciaire est trop accommodant avec "la République bananière", mais il n'a pas oublié la leçon de Robespierre, "l'Incorruptible". L'inaccessibilité à la tentation de la corruption tout comme la lutte sans merci contre la corruption mène à la Terreur.
Cela mérite pourtant d'être nuancé. Il me semble que devraient être peu poursuivies sinon par le droit commun, les libertés que prennent les politiques avec les règles des marchés publics, les pots-de-vin et toute autre forme de délit qui restent rivé au plan national, sans susciter des influences étrangères pour prendre pied dans le pays, un peu comme un boursicoteur ou un investisseur qui prendrait des actions dans notre démocratie. La ligne de démarcation est illustrée par Rachida Dati qui aurait exercé son influence à l'étranger sans avoir produit un travail que l'on puisse retracer. Si on suit mon raisonnement, on devrait la laisser tranquille quand Henri Proglio lui offre 400 millions de bijoux et qu'elle ne le déclare pas, mais on a raison de la poursuivre pour des rémunérations suspectes en lien avec une activité reposant sur son entregent international supposé, mais la gazelle est voyageuse, et Renault a évalué son influence beaucoup plus qu'elle ne pesait, encore que ce calcul ait été fait par un industriel et que la rémunération que Renault a estimée devoir lui verser ne regarde que l'entreprise, la question du conflit d'intérêt demeurant entre une avocate d'affaires et une députée européenne.
Mais la ligne de démarcation est franchie si Nicolas Sarkozy a bénéficié des réseaux libyens comme Mediapart et son procès semblent l'avoir établi. Elle est franchie quand des politiques se font financer leurs campagnes par quelque puissance étrangère et touchent des rétrocommissions. Encore faut-il que l'on ait pas un regard sélective sur ces influences étrangères et que l'on dénonce à égalité l'influence russe et l'influence américaine, comme l'a dit François Fillon auditionné par la commission parlementaire intéressée à la question. On pourrait faire jouer la notion d'intelligence avec l'ennemi, mais Que l'on sache, la Russie n'est pas entièrement notre ennemie ni les Etats-Unis nos alliés inconditionnels.
J'ai parlé de ligne floue et de ligne de démarcation. Celle-ci est allègrement franchie si les soupçons d'Olivier Marleix se confirment qu'il y aurait un pacte de corruption, raison pour laquelle l'interrogation sur le maquillage de son suicide et sur d'autres morts suspectes proches des milieux du renseignement ne sont pas à balayer d'un revers de main comme le soupçon de complotistes écervelés. Et si Emmanuel Macron est convaincu d'avoir bradé notre souveraineté industrielle, il n'est pas encore dans l'intelligence avec l'ennemi, mais il n'est plus au service de son pays.
De même on reproche à la justice d'être politisée. Les juges ont le droit d'avoir leurs opinions et même un engagement politique pourvu qu'ils les rangent au vestiaire quand ils se préparent à juger impartialement. Vestiaire qui n'est pas étanche, car il est facile de soutenir qu'"une porte doit être ouverte ou fermée" tant que la porte a une réalité matérielle. L'engagement d'un juge en politique na rien de contraire en soi à la démocratie, mais la "common decency" devrait commander à un juge qui s'est intéressé à la classe politique de s'éloigner de la politique active. Vous avez sans doute, cher hôte, trouvé la bonne distance avec votre position intermédiaire de citoyen engagé en tant que magistrat honoraire, qui n'a jamais souhaité franchir le pas, non d'un encartage dans un parti politique, mais d'une candidature à un mandat électif, encore que vous n'ayez pas requis dans des affaires impliquant des politiques. Mais celle qui fait l'objet de ce billet et les quelques autres juges que j'ai cités au début de ce commentaire ont franchi la ligne jaune ou la sorte d'Équateur imaginaire que j'ai essayé de tracer et qu'on peut bien sûr affiner et discuter.