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vendredi 3 août 2018

Par manque de style

                               (Voici ma contribution à L'Abécédaire des écrivains publics réalisé par la promotion 2014-2015 de la licence professionnelle de la Sorbonne nouvelle formant à ce vieux métier redevenu nouveau. Je le publie ce jour pour éclairer un échange avec Ahmed Berkani sur le blog de Philippe Bilger)
 

 

 

I LE PARLER FAUX

 

 

IL y a d’abord eu le jour où j’ai compris que je ne serais jamais professeur. Bien sûr, c’était un sentiment diffus pendant toutes mes études : pourquoi étudier les lettres si c’est pour ne pas devenir professeur ? Ce n’était pas écrit au départ. On sait que l’orientation des élèves n’est malheureusement pas conditionnée par les débouchés. Je me rêvais homme de lettres, donc j’étudiais les lettres, c’était dans l’ordre.

 

Je connus ma désillusion dès mon premier cours de Sorbonne, le 22 octobre 1990. Une dame Michel - Arlette et Michel, pas Michu - parlait, dans un amphi de la vieille Sorbonne, des Contemplations du père Hugo - Hugo, pas Ubu -. Je n’avais rien contre ce proscrit contemplatif, mais me demandais à part moi pourquoi la culture, qui avait pris le pas sur la religion, panthéonisait ses morts au point de n’avoir jamais fini de les enterrer.

 

Le rejet avait commencé ce jour-là et je traînais une sourde hostilité en suivant mes cours. Mais celle-ci ne s’étendait pas à la chair des gens en toge jusqu’à ce jour où, passant un portillon de la station de métro Cluny-la-Sorbonne, je fus témoin d’une altercation entre un professeur de Sorbonne et un agent de la RATP.

 

Quel était l’objet de l’altercation ? Je ne l’ai jamais su. Je ne crois pas que le professeur ait voulu frauder, mais l’enjeu était qu’il passât bien que n’étant pas en règle, se croyant au-dessus des lois parce que professeur.

 

Comment ai-je su qu’il l’était ?  Il l’avait lâché dans la dispute, et ça lui avait valu une réplique du genre : « Si vous êtes professeur, moi, je plains vos élèves. »

 

L’agent du peuple avait parlé. Il avait dit son fait au savant, qui ne posait pas au populaire. J’aurais su qu’il était professeur rien qu’à l’entendre parler. Le timbre de sa voix le trahissait. Ce timbre aigu s’était plaqué sur son phrasé, détachant les mots comme autant d’éléments d’une phrase majuscule, ce qu’entendant, l’agent du prolétariat avait quasiment traité le savant de timbré.

 

Comme je voulais faire peuple, je récusais le savant et me jurais que, si je devenais un jour aussi érudit que lui, jamais je ne parlerais mal à un agent de la RATP. Jamais je ne détacherais mes mots au point que mon métier s’entendît au timbre de ma voix. Je n’aurais aucun mal à tenir ce serment, je n’avais pas une voix de fausset, condition pour parler en chaire, dit Nietzsche dans La généalogie de la morale. Je ne serais pas un clerc et ne pourrais pas trahir…

 

Alors une autre question me vint, comme la rame nous emportait, le savant et moi : était-ce le savant qui s’était fait à sa voix ou sa voix qui s’était faiteau savant, glissante comme un savon pour lustrer ses badins propos ? Essentialiste par instinct, j’optais pour la première hypothèse, nous étions à Sèvres-Babylone. « Mais en ce cas, relançai-je ma pensée (la rame repartait pour Vaneau), il se trouverait des hommes qui naîtraient, non seulement libres et égaux, mais avec une voix, non pas invertie, mais fausse ? » Je trouvais ça contre nature. Mais la rame arrivait, il fallait que j’en sorte.

 

La rame arrivait à Duroc où j’allais déjeuner tous les jours dans une brasserie du 7ème arrondissement fréquentée par le peuple, c’est qu’il y a des gens du peuple qui mangent dans le 7ème arrondissement : la preuve,il y avait moi, qui n’étais pas moins du peuple que Jules Michelet, qui n’a jamais su se l’incorporer…

 

« Jamais, me jurai-je, le tôlier ne saura que je suis en Sorbonne. », Je sortis du métro et je m’y tins.

 

Je me suis tenu à ma vie sans maintien, mais ça ne m’a pas mené à grand-chose. Car quand on parle comme tout le monde, on ne devient rien ni personne, on se raccroche aux branches et on se tient aux murs.

 

On ne devient pas professeur, et pas davantage écrivain. Pour devenir écrivain, il faut avoir un prénom composé, s’appeler Claude-Laurent et savoir apostropher Bernard Pivot.

 

 

 

II LE GOUT DU STYLE

 

Autre chose m’empêchait d’enseigner, je n’avais pas le goût du style. Je n’aimais pas la stylistique. Je n’aimais pas que Georges Moligné nous parle de « figures macro-structurales » et de « figures micro-structurales ». Je me plaçais dans la position de Paul valéry face à l’explication de texte : « Que de belles choses on me fait dire ! » Je trouvais aussi stérilisant d’expliquer un texte que la sépulture culturelle des sépulcres blanchis qui ne savent jamais rien penser sans la référence autoritaire à un auteur autorisé.

 

Je n’avais pas de livre-culte. Sans être barrésien, j’avais « le culte du moi ». Sans être Casanova, « j’étais presque aussi saoul que moi », comme le chante l’abbé Brel au bénéfice des Bourgeois.

 

Je n’imaginais pas que les programmes scolaires, dont je n’avais pas encore dépouillé les Instructions Officielles, entendraient donner le goût de lire  aux élèves dysorthographiques par l’étude stylistique des textes littéraires, ni que l’hypersynthétique méthode globale débouchât sur le relevé hyperanalytique des textes qu’elle leur avait appris à survoler.

 

Je n’avais pas le goût du style et pas spécialement non plus le goût de lire. Je l’ai dit, j’avais le culte du moi. J’étais une espèce de paranoïaque sans délire de références. Je regrettais que l’Université, et spécialement les études de lettres, apprennent davantage à lire qu’à écrire. Ca me barbait, du passé je faisais table rase. J’entrepris le livre total, mais mon livre rasait tout le monde, il ne parlait qu’à moi.

 

Alors je décidai de raser gratis et résolus de devenir barbier de Séville à l’enseigne des écrivains publics. C’était un vieux métier en train de renaître. Mais comme on ne s’improvise pas, à l’ère des compétences et du savoir-être, je ne pouvais obtenir patente sans passer mon diplôme.

 

Je trouvais une licence professionnelle pour former à ce métier non réglementé – et anticipant sur la déréglementation des professions réglementées -, et je m’y inscrivis. Ou plutôt, la Sorbonne nouvelle (pas l’ancienne)voulut bien de moi.

 

J’entrais alors dans d’autres perspectives et d’autres perpléxités. La première fut de me demander comment se pouvaient organiser des licences professionnelles alors que, si l’on exerçait un métier, ce n’était pas pour être licencié. Mais l’Etat avait voulu que quatre-vingt-pour-cent d’une classe d’âge passent son bac. Dans ces conditions, « au gué, au gué », vous n’obtiendrez pas de licence pour être licencié, néanmoins vous occuperez un emploi précaire, la vie est insécure, et la précarité est ce que vise l’Etat quand il baisse exclusivement les charges sur les bas salaires.  

 

M’étant fait à cette idée comme un bureaucrate en perdition devenant travailleur indépendant, il me vint un malaise plus personnel en faisant le raisonnement suivant… Il faut dire que, dans cette licence, on suit des cours de rhétorique pour devenir raisonneur : pourquoi enseigne-t-on la rhétorique aux écrivains publics ? Et pourquoi enseigne-t-on aux élèves la rhétorique pendant onze classes et la philosophie seulement en phase terminale, étant admise la prémisse implicite, pour faire un bel enthimème, que la rhétorique est opposée à laphilosophie. D’où je déduis en outre, en bon rhétoricien - que je suis devenu à défaut d’être un bon rhéteur ou un bon orateur -  que, si l’on enseigne pendant onze ans la rhétorique contre une seule année de philosophie aux enfants des écoles, c’est que la rhétorique ne fait qu’un avec la littérature, tandis que la philosophie s’élève dans les sphères lumineuses de l’intelligence sans croyances. La philosophie s’élève contre les croyances que la littérature énonce comme représentations.

 

Mais je vous ai perdu dans une digression raisonnementale (à défaut de pratiquer la méditation transcendentale), qui n’était pas le raisonnement annoncé, à l’occasion duquel je me suis perdu en faisant un malaise, le malaise vient de l’égarement...

 

« Le style, c’est l’homme », me dis-je. Tu n’es pas devenu professeur parce que tu n’avais pas le goût du style. Tu n’es pas devenu écrivain parce que tu n’avais pas de style. N’étant ni professeur, ni écrivain, tu n’as pas de public. Pourtant tu veux devenir écrivain public alors que tu n’as ni public ni style. Or prétendre à devenir écrivain public, c’est supposément savoir écrire dans tous les styles. Comment peut-on écrire dans tous les styles quand on n’a pas trouvé le sien ? Tu n’es pas un homme, tu n’as pas de style, tu n’es donc personne. OU du moins si tu es quelqu’un, tu es une personne privée, pas un homme générique.

 

Tu es une personne privée qui choisit le service public en plein replie sur la vie privé et en pleine privatisation du service public. Or tu n’as jamais su être un homme public. Mais c’est vrai, tu n’es pas un homme puisque tu n’as pas de style.

 

Change de genre. Je ne dis pas de genre littéraire : si tu écris pour tous, le genre administratif a aussi son style. Non, change de genre, sois plus radical, c’est en vogue, sois en phase avec les gender studies ».

 

« Je prêterai donc ma plume à tous les styles, changeons de genre, il y a quelqu’un qui veut que j’écrive pour lui une lettre d’amour. Je peux bien faire ça, maintenant que je suis une femme publique. Ben oui, j’ai changé de genre et je n’ai pas de style, donc je ne suis plus un homme, je suis une femme publique.

 

Or c’est pire. Maintenant que je suis une femme publique, on va me traiter de pute, ou on va dire que j’ai une langue de pute. Je n’aurais pas dû m’émasculer. Mais si je suis un écrivain public de genre masculin, on va me traiter de nègre. J’ai donc le choix entre être un nègre ou être une pute. C’est cornélien, je ne sais plus quoi faire…

 

Vite, vite, à ma bibliothèque, moi qui n’aimais pas lire de crainte de me reproduire… Il me faut un moyen de contraception. Jean-Paul Sartre à la rescousse, sa femme a écrit le deuxième sexe et signé le manifeste des 343. Je tire donc La putain respectueuse de mes rayonnages.   Elle au moins feignait de respecter les Blancs et cachait les nègres.

 

Moi aussi, je respecte les visages pâles, ces silences de la conversation ou ces angoisses de la page blanche.

 

Par la grâce de Jean-Paul Sartre, je me cache dans le sein de ma putain, ça manque de classe. Ca manque de classe en lutte, mais par mon sexe en rut, ça ne manque pas de style. Toutes les putains sont respectables.

 

Je suis une femme publique, je suis une putain respectable, je suis un écrivain public en exercice, je veux faire du chiffre, donnez-moi un cachet » ! 

 

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