(Archéologie de la représentation II)
On croit souvent que la civilisation de l'image est un fruit immédiat de la modernité. Or, pour qu'il en soit ainsi, il faudrait que "le siècle des lumières" (des vingt-quatre images par seconde ?) ait fait l'apologie de la vue. Mais il est constant, au contraire, que des philosophes comme Rousseau ou condillac se sont méfiés de ce sens, "fautif" à raison même de son "étendue", et qui ne se laisse pas facilement subordonner ou corriger par les autres sens, ces "sens" sans "élan".
Après les ennuyeuses et méticuleuses déduction de la scolastique, la vue est dépréciée comme trop panoramique : il n'est pas temps que la synthèse supplée l'analyse. Le "tact", ancien nom du toucher, est préféré à la vue du fait de ses capacités analytiques, mais aussi parce que c'est un sens qui ne trompe pas, qui ne propose jamais une appréhension du monde à travers "les illusions de la perspective", que nous appelons désormais les illusions d'optique. Cette distance prise avec les apparences trompeuses, par un sens qui est celui de la proximité, qui rapproche les objets de celui qui veut exercer sur eux sa facultépréhensive, contribue beaucoup à la réhabilitation du toucher, en un siècle qui tient à ce que la vérité cesse de lui être révélée, mais soit remplacée par un concept qu'on pourrait définir comme "la sincérité expérimentale".
A vrai dire, ce détour par le toucher peut très bien être la chambre noire dans laquelle se préparait la naissance de "la civilisation de l'image, et ce pour au moins deux raisons :
La première, c'est que, ce qui est désormais réputé opposé au visuel, ce n'est pas le tactile, c'est l'auditif. Le tactile est au contraire un complément du visuel. Le recours au tactile obéit à un changement de paradigme de l'échelle : on a désormais besoin d'une échelle des êtres qui remplace l'échelle des raisons. Les taxinomistes comme Linné ou Buffon viendront à point nommé pour procéder à ce reclassement. Pendant ce temps, que faire de (et où ranger) l'auditif ? On sait bien que l'auditif était du côté de la foi, qui "vient de ce qu'on entend". La Foi était soeur de la musique. Or il s'agit de faire sortir l'homme de la crédulité. Pas étonnant que ce qui va sortir de cette "transformation du modèle" nourrisse un étrange dégoût pour la musique ; ou, si le mot de dégoût est trop fort (mais, chez Freud ou chez Victor Hugo, il est la traduction directe du "noli me tangere", ne touchez pas à mon oeuvre, surtout pas de contact avec "le sentiment océanique"), soit étrangement peu porté à la musique, étrangement amusical, jusqu'à nourrir une fascination morbide pour la surdité de Beethoven, jusqu'à cultiver une absurdité musicale, une musique littéralement inaudible, que Pierre Schaeffer voudra utiliser pour voir si l'oreille, devenue champ d'expérimentation, laboratoire de l'inculturation de la nature, sous ce chantre (sic) du transformisme culturel, pourra s'y habituer. L'absurdité musicale véhiculera ce message subliminal que c'en est fini de la sublimation par la foi : il faut ramener l'entendement à la raison et, dans la cure de désendoctrinement qui s'impose (comme une désintoxication des vérités reçues), on tiendra le monde pour absurde, pour n'ayant pas de sens a priori. On va donc changer de manière de hiérarchiser : jusqu'alors, on cérébralisait de manière analytique l'échelle des raisons, et on appréhendait le monde phénoménal en se servant des sens pour avoir sur lui une vue panoramique, d'autant qu'on l'estimait secondaire ; dorénavant, on fera l'inverse: on analysera ce qu'on voit, et on fera des analyses qu'on en aura tirées des synthèses dissociatives, on emploiera l'entendement à cet effet. L'auditif sera relégué dans cet entendement transformé, au rebus des rébus de ce monde en énigmes, à déchiffrer par une cérébralité abstraite et devenant malade d'elle-même, dissociée des objets, poussée au narcissisme.
Mais cette réaffectation de l'analyse à l'expérience objective et de la synthèse à l'intuition subjective (et parfois suggestive), réaffectation tout à fait logique, quand on y pense, surtout si la sincérité de l'observation devient le critère de véridicité, contribue peut-être au développement de "la civilisation de l'image" dans la chambre noire où elle est en gestation, parce qu'antérieurement à ce déplacement, il y avait une "image de soi" qui présidait au désinvestissement de l'Image de Dieu.
C'est peut-être ce que l'iconoclasme avait vu de loin ! Dieu avait un peu poussé le bouchon en interdisant qu'on fît de Lui la moindre Image, le paganisme instinctif de l'animal religieux ne pouvait se laisser subjuguer jusque là ; et de fait, on fit des statues, qu'on investit . d'un pouvoir émotionnel exorbitant, on fit habiter le représenté dans la représentation. Une statue de saint contenait le saint, forme mineure, non de nécromentie, mais de culte des laares. On s'autorisa de l'Incarnation pour représenter "l'Icône du Dieu Invisible" et de là, on n'hésita plus à représenter Dieu le Père en Personne. On ferma la bouche aux avertissements de l'iconoclasme, que fit à nouveau retentir la Réforme. On ne s'avisa pas que, peut-être, Dieu avait interdit la représentation de Lui-même pour mettre en garde l'homme contre un surinvestissement de "l'image de soi", contre une auto-modélisation.
Loin que "le siècle des Lumières", attentif aux avertissement néo-iconoclastes de la Réforme, soupçonnât que ce qui revenait à une interdiction de l'art pût avoir une telle motivation souterraine, il désinvestit l'Image de dieu, par un réflexe de piété analogue à celui de Socrate contre l'oeuvre d'Homère, et il se rabattit sur une "statue de l'homme" qui devait édicter un nouveau statut de l'homme, par un retour inopiné du législatif d'opinion supplantant les certitudes fidéistes. Comme on incline toujours à rechercher ses racines, on fit retour vers l'origine, ce qui n'avait rien d'original ; mais, parce qu'un peu de narcissisme se mêlait nécessairement à de la feinte piété, après trop de dénégation théologique, contemptrice de l'amour-propre jusqu'au "mépris de soi", ce retour à l'origine ne traqua plus la déchéance humaine, d'autant qu'on s'y sentait moins forcé parce que la précarité avait perdu du terrain; on crut pouvoir s'offrir le luxe de chercher le générique de la nature humaine et de l'affecter d'un coefficient de bonté qui ne référât plus à une bénédiction divine préalable. On qualifia le monde selon "l'image de soi" qui s'était perfectionnée dans l'opération et transformée dans l'aventure. On s'aima à se perdre… en images. Au générique de nos zooms ou gros plans (était-ce un bon plan ?), de la musique au synthétiseur, avec semplers et séquenceurs ! Ainsi peut être relaté, croyons-nous, cette séquence de la modernité, qu'est sa prédisposition à l'image !
dimanche 15 avril 2012
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