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samedi 15 septembre 2018

La robe et les politiques, le théâtre de vérité


Quelle chance de contribuer de mon plein gré, mais en étant agréé ou au moins accepté par ceux qui le tiennent, à un blog aussi extraordinaire, parfois, souvent, que celui de Philippe Bilger. Le billet du jour fera date. J’en extrais ces quelques citations :

 

Les politiques et le barreau.

 

Le barreau, roue de secours de la politique. (« Je ne veux pas laisser croire que. »)

Les « avocats pénalistes » « ne sont pas à l’abri d’un fâcheux détour qui les ferait glisser de la médiatisation judiciaire au narcissisme politique. »

Appauvrissement, rétrécissement, rapeticement de la culture, du verbe et de l’argumentation.

« une tranquillité intellectuelle et professionnelle précisément parce que la vérité n'est pas, lancinante, à atteindre mais qu'elle est auxiliaire. Il y a ce qui sert puis la vérité seulement si elle sert ».

« En réalité, le barreau comme les politiques sont des prisonniers consentants. Le premier d'une cause qu'il n'a pas choisie mais qu'il a accepté de défendre. Les seconds de leur parti. »

 

Mon commentaire s’accroche comme il peut à cette brillante analyse.

 

http://www.philippebilger.com/blog/2018/09/la-robe-et-les-politiques-le-sacrifice-de-la-v%C3%A9rit%C3%A9-.html

 

Cher Philippe,

 

Votre analyse n'est pas forcée, elle est de fond et elle est extraordinaire. Or je m’enthousiasme rarement. Je quémande, je commande presque un billet corollaire sur la phrase que ne cessait de répéter mon père, imbu de son bon sens qui pourtant venait de loin : "L'avocat est un comédien." Dans quelle mesure approuvez-vous et nuanceriez-vous cette affirmation ? Sujet du bac pour Philippe Bilger. Vous avez le temps que vous voulez. C'est bienla moindre des choses, vous êtes chez vous.

 

Mais nous allons jouer les commentateurs, les réservistes, faut bien faire de l'art et pas toujours la sieste, et l’art du commentaire est de faire des réserves, d’avoir par principe l’esprit de contradiction.

 

J'ai relevé un pléonasme dans ce discours extraordinaire sur les différences et les similitudes entre la défense et la persuasion au service d'un dessein mis en acte destiné à emmener la société quelque part. Ce pléonasme, le voici : une "inventivité libre". Il n'y a pas d'inventivité libre parce que l'inventivité est libre pardéfinition.

 

Je voudrais à présent m'arrêter sur quelques points de votre méditation : la rhétorique, le théâtre et la vérité.

 

Commençons par l'incidence de ce que vous dites sur l'éducation, la formation des enfants et de la jeunesse. Il y a crise du verbe, de la culture et de l'argumentation, écrivez-vous en négatif. La culture est un bagage, le verbe et l'argumentation ressortent de la rhétorique et, je crois, de la littérature.  Henri Leclerc croit en l'étude de la rhétorique telle qu'elle commande d'arranger les différentes parties du discours, vous n'y croyez pas. Une école philosophique, académicienne et dans une moindre mesure lycéenne ou péripatéticienne, a dominé la pensée en détestant la rhétorique et les rhéteurs, en sorte qu'on a pu opposer rhétorique et philosophie, puis philosophie et littérature. En sorte qu'il m'est arrivé, quand j'ai suivi les cours de rhétorique de Madame Aurélie Delattre que je salue si par hasard elle me lit, de théoriser que, pendant onze classes on suivait des cours de rhétorique, et on attendait la douzième, la terminale,  pour faire de la philosophie. C'est grand dommage. Il y a de la philosophie dans tout ce qu'on étudie, à commencer par les mathématiques, surtout quand elles sont modernes. Que de leçons de philosophie n'aspirais-je à tirer, en sixième, de la théorie des ensembles. Tout m'y semblait contenu. Et dire qu'il y a des gens pour détester les mathématiques modernes. Ils n’ont pas de goût, et moins encore celui de penser. Il paraît que Jacques Derrida et Michel Onfray était sur cette ligne de souhaiter qu'on infuse de la philosophie dans toute la scolarité, si on n'en faisait pas une discipline à part entière.

 

Le verbe et l'argumentation relèvent de la rhétorique, disais-je : l'argumentation est l'art de la disposition et le verbe celui de l'invention dans le discours. Les deux s'inscrivent dans la littérature. Passant le CAPES de lettres modernes, que j'ai eu sans être une bête à concours ni pouvoir le valider par un professorat effectif (saluez le zeugma !), je m'étonnais que les programmes de la classe de troisième disposassent (sic) qu'on devait faire étudier aux élèves le discours argumentatif, l'éloge, le dithyrambe, le blâme, la polémique, le discours épidictique. Y a-t-il une grammaire du compliment ou de l'insulte qui puisse s'écrire en dehors des sentiments qui les provoquent comme il y a une grammaire de texte, de la phrase, du langage ? Le fait est que l'analyse est une des quatre parties du roman, avec le portrait, le récit et le dialogue, apprenais-je en cinquième dans la leçon qu'on me donnait sur l'art du portrait, physique ou moral.

 

Relevant de la rhétorique, il y a aussi, dans le champ poétique, l'invention formelle, celle qui cherche à creuser un écart esthétique, selon les penseurs de la théorie de la perception, qui poursuivent en disant que le chef-d’œuvre est l'œuvre qui a réussi à établir le juste écart entre ce que le lecteur attendait et ce qu'il lit, l'auteur étant parvenu à débusquer la forme qui était dans le désir inconscient de l'époque.

 

Quant au verbe, il ests pur jaillissement. Difficile de se convaincre que ce jaillissement soit performatif, tant il est performé. L'écrivain de génie est le plus déterminé des hommes. Il n'a rien qu'il n'ait reçu. Il travaille son déterminisme.

 

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Pourquoi l'éloquence ne fonctionne-t-elle que si elle est théâtralisée ? Pourquoi l'homme a-t-il besoin du masque sous lequel avançait Descartes ("larvatus prodeo") et d'où vient la personne, ce masque étymologique comme le sujet soi-disant libre est ce qu'il y a de plus soumis, ce qui rampe, ce qui est jeté sous ? Pourquoi l'Eglise a-t-elle commencé par condamner le théâtre avant de se choisir un pape qui était comédien ? Ecrivant ceci, j'ai dans l'oreille la lecture que fit à ma grande surprise mon ami Pierre Gérald à plus de cent ans, invité par Chantal Bally sur Radio Notre-Dame. J’aime à citer mes amis comme autant de témoins de moralité pour faire croire quej’ai beaucoup d’amis ou une grande moralité. Ceci encore est un des paries de la rhétorique, qui convient qu’il faut que le rhéteur établisse une autorité morale pourpartagées des évidences, fussent-elles des nouveautés.

 

Mais pourquoi le théâtre ? La liturgie se présente comme l’actualisation du Mystère, lequel est aussi le nom d’un genre théâtral du Moyen-Age. Un pasteur luthérien traditionaliste, Frédéric Bohy, m’avoua : « La liturgie est le théâtre de Dieu », ce que confirmèrent du bout des lèvres et au bout de bien longtemps des prêtres de mes amis (encore des amis !) à qui je soumettais cette assertion que Frédéric m’énonçait comme une évidence et que je pris pour une provocation. Il faut le théâtre pour actualiser,voilà le mystère.

 

Sans compter Aristote qui, dans la poétique, assigne au théâtre la mission d’inspirer deux émotions principales : la terreur et la pitié. Va pour la pitié ? Vous allez vite en besogne. Celui qui veut apitoyer veut faire pleurer sur lui-même, impénitent romantique avant l’heure. Je le sais. Un jour à treize ans que j’aimais, je voulais composer une musique qui contînt toutes les peines du monde. A trois ans, ma mère m’assit au piano. Sans être du tout Mozart (je goûte assez peu ce robinet de musique), je composais une suite d’accords dont je m’aperçus des années plus tard, quand j’appris les noms des degrés de la gamme, qu’il contenait la sensible et que la sensible y dominait. Le romantique est pathétique et le pathos est pathologique. Pour passer du pathétique à la compassion, il nous faut faire le saut qualitatif par où nous comprenons que la vie, dans laquelle nous sommes plongés comme dans une immédiateté égotique, est en réalité un mystère d’oblation invisible à notre sentiment.

 

Quand j’étais petit, ma mère (encore elle ! C’était une artiste peintre qui avait accouché d’un aveugle), m’emmenait à l’orangerie, à Strasbourg. Je faisais un tour de manège dans des petites autos gardées par un ancien flic. Il n’y avait pas foule dans ce manège, mais venait un moment où il fallait attraper le pompon. Je criais : « Ayez pitié d’un pauvre aveugle », et le vieux flic me lançait le pompon. Faire pitié, ça paye, c’est le pompon.

 

Rousseau faisait de « la pitié naturelle » le principal ressort de la nature humaine. Aujourd’hui, nos sociétés ont troqué la pitié pour l’empathie. On a honte de la pitié. Or le contraire d’une société qui a pitié, c’est une société impitoyable. Macron – pardon d’y revenir - est l’expression du caractère impitoyable de notre société.

 

SOS Aristote ! C’est bien assez que tu induises, avec la pitié, toi l’empirique, toi l’anti-lyrique, le romantisme dans la culture dont tu as été un des germes. Que vas-tu nous faire pisser de terreur ?  - On bande de pathétique et on pisse de terreur -. De son temps, il s’agissait d’inspirer l’héroïsme par la terreur du danger que couraient les héros pour accomplir leurs exploits. Le héros, c’était Hercule. Les temps ont changé. Aujourd’hui, le héros, c’est celui et surtout celle qui continue d’exposer son minois en terrasse malgré le Bataclan parce que l’anti-héros, c’est le terroriste, c’est celui qui n’a pas peur d’inspirer la terreur. D’où Médine au Bataclan, c’est la suite, c’est le résultat de la crise de l’épopée. Autrefois l’épopée célébrait les héros non pas morts au champ d’honneur, mais vivants dans le champ de l’exception. On avait beau avoir peur pour eux à l’énoncé des dangers qu’ils couraient, on n’avait rien à craindre, la course de ces athlètes des dieux était pour l’honneur, puisqu’on savait au début de l’épopée que le dieu qui les soutenait les assurait de la victoire finale. Il n’y a rien de nouveau dans la pensée de l’Enéide de Virgile à Spes salvi de Benoît XVI. Le héros du jour, c’est celui qu’on a vaincu. Celui qu’on n’ose regarder comme un héros, c’est le vainqueur. C’est le mâle dominant, comme disait Éric Zemmour dans le premier sexe, à qui on pardonne de ne pas être blanc, tandis que l’homme blanc sanglote. L’héroïsme a changé de genre, il est devenu féminin, il subit, il est passif. Loin de moi de nier qu’il y ait quantité de femmes actives. En parler me ramène au théâtre pour interjeter cette question que je me pose en ce moment pour des raisons personnelles : y a-t-il quelque chose qui relie hystérie et perversité ?

 

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Mais foin de mes interrogations personnelles. Je reviens à votre billet. Il y a démonétisation de la vérité, regrettez-vous. Barreau et politique sont deux mondes où la vérité est devenue « auxiliaire ». Ceci m’a toujours étonné. Quand j’étais en terminale (je reviens à la philosophie), on nous présentait la philosophie comme l’amour de la sagesse. Sartre la définissait au contraire (dans L’existentialisme est un humanisme) comme la recherche de la vérité. Celui qui désessentialisait tout affirmait que la vérité était première. Or il ne désessentialisait pas par amour de la vérité. Il décomposait, déconstruisait, analysait. La déconstruction, c’est, au sens strict, l’analyse, sauf que l’analyse ne contient pas de facteur de décomposition. L’argument philosophique de La NAUSEE est le dégoût qu’éprouve Antoine Roquentin quand il découvre que des racines poussiéreuses terminent ou se prolongent en tronc noueux. Le sentiment ontologique, océanique, dont nous avons tous besoin pour respirer et nous émouvoir, est de synthèse. Le piétisme instinctif qui précède la perversion du pessimisme joyeux et catholique présume que la nature est naturellement bonne et que Dieu doit être comme, doit imiter la nature. Or la nature est bonne et mauvaise. Elle est relativiste. Pourquoi la vérité serait-elle à considérer si elle n’est pas aimable ? Les œuvres de Sartre sont pourtant loin d’être froides. Il y passe un influx de vie à nul autre pareil. C’est même vrai dans Les mots, où Sartre démolit sa propre vocation en ne convainquant que lui-même que c’était un « caniche d’avenir » que rien n’avait prédestiné, s’il avait des dispositions. Les mots de Sartre sont l’anti-Recherche du temps perdu. L’existentialisme descend sans le savoir ou en le sachant très bien, de la méthode ignatienne. C’est une école du choix.

 

Si la vérité n’est pas aimable, doit-on l’aimer, et l’embrasser quand on la trouve, comme l’affirme la déclaration conciliaire Dignitatas humana ? N’est-ce pas assez de la trouver ? Faut-il encore l’aimer ? Y a-t-il un lien nécessaire entre le beau et le vrai ? Le vrai doit-il être beau et le beau être vrai ?

 

Comment vérité et mensonge sont-ils disposés dans la réalité paradoxale où aucun absolu ne peut jamais être atteint, même pas nous-mêmes, cet artefact relativement éonisé ? On voudrait que l’Histoire soit spirituelle ou au moins providentielle, elle n’est que circonstancielle et phénoménale. Sa figure est la tribulation, la péripétie, la circonstance. Mais que vient faire la tribulation dans une créature idéale et pensée pour ce salut qu’elle ne peut pas atteindre et encore moins faire elle-même ? En quoi la circonstance historique est-elle médiatrice ? En quoi le mensonge est-il médiateur de la vérité du fait de l’économie paradoxale ? Ce mensonge que l’on retrouve dans l’histrionisme théâtral, le masque personnel et le discours persuasif du plaideur et de Jean-François Copé, ou de l’utopiste qui fait mal marcher le monde dont le marché fait bon marché ?

 

Quand on y pense, il n’est pas naturel que les politiques aiment tant les discours. Macron est perché quand il en prononce un, aussi long que ceux de Fidel Castro, sous le regard ébahi de Brigitte qui surveille qu’il suive son plan détaillé. Sarkozy avouait n’être jamais redescendu de sa première tribune où il meublait pour faire attendre Chirac au grand destin.

 

La condition de ne pas se mentir à soi-même est-elle suffisante pour ne pas être au service du père du mensonge qui est prince de ce monde ? Pourquoi ne peut-on supprimer ces brigues et ces partis qui intriguent et déterminent le discours sur le monde avec des éléments de langage qui obéissent à la logique des appareils ? Pourquoi les partis politiques, qui devraient concourir à l’expression démocratique, sont-ils les appariteurs du monde ? Pourquoi leur discipline s’impose-t-elle à des êtres libres chercheurs de vérité ?

 

Autant de questions que suscite votre admirable billet, cher Philippe, honorable honoraire, bienveillant procureur et maïeuticien de génie.

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